Menaces dans la jungle
Alors que Drupadi sort pour aller avertir Sahib Conway et son fils qu'ils seront lapidés, Kittu ouvre les yeux. Après un instant d'hésitation, Drupadi déguerpit. Kittu donne l'alerte et les villageois s'organisent rapidement pour partir à la recherche du fuyard. Ce dernier perd tout courage lorsqu'il réalise qu'il sera pris au piège au pied de la falaise. Il se souvient alors de l'existence d'un autre passage.
Un sentiment de crainte était toujours resté lié au souvenir de cet endroit; il n'y était jamais retourné. Et maintenant, dans l'obscurité, il n'était pas du tout sûr d'y parvenir. Et s'il ne le retrouvait pas? Il savait en tout cas qu'il devait traverser la route pour rejoindre ce chemin. C'était même assez loin de l'autre côté. Et si on le repérait quand il traversait? Et s'il n'arrivait pas à se retrouver dans l'obscurité? Et si... Pour toute réponse, le froid mordait ses membres avec insistance.
Si seulement il avait pu convaincre Kittu de l'accompagner! Il y était déjà allé si souvent qu'il aurait pu le conduire sans hésitation, même dans l'obscurité. Si Kittu avait été là, ils seraient déjà sur le chemin franchissant l'arête de rocher, et bientôt en train de redescendre vers Chalama! Mais Kittu n'était pas avec lui. Il était seul, tout seul!
Et s'il voulait vraiment trouver ce passage, il avait intérêt à se dépêcher! Chaque minute d'hésitation le rapprochait de ses poursuivants et amenuisait ses chances de fuite.
Jusqu'ici, Drupadi était monté droit en haut pour échapper à la traque sans merci des villageois. Il lui fallait maintenant changer de direction et avancer parallèlement à eux, tout en gardant une distance suffisante avec les points lumineux qui le poussaient vers le haut. Plus les hommes s'approchaient, plus les conséquences d'un faux pas seraient graves. Tous ceux qui le suivaient étaient des montagnards avertis qui connaissaient la région jusque dans ses moindres recoins. Leurs oreilles étaient aussi fines, leurs nez aussi sensibles que ceux des animaux sauvages; leurs yeux perçaient l'obscurité comme ceux d'un tigre.
Soudain, Drupadi s'arrêta net. Quelque chose avait bougé à sa droite. Il avait perçu un mouvement furtif et si discret qu'il n'était pas certain d'avoir vraiment entendu quelque chose. Il s'accroupit et attendit.
Chemin de fuite barré
Il avait d'abord pensé à Kittu. Son frère quadrillait peut-être le versant sans lumière, dans l'espoir de tomber sur Drupadi. Mais ce n'était pas possible: même quelqu'un qui connaissait aussi bien la montagne que son frère ne pouvait se déplacer si silencieusement dans l'obscurité de la nuit. Alors qu'il attendait, immobile, il entendit un petit caillou se détacher et rouler le long de la pente. Le sang de Drupadi se glaça dans ses veines. Le tigre! Lui aussi se faisait pousser vers le haut de la montagne par les habitants du village, effarouché par le bruit et par la lumière des lampes!
Il sentait la panique le gagner, mais il devait rester maître de lui et attendre. Si le fauve s'était mis en mouvement, il allait continuer. Peut-être serait-il assez perturbé par le bruit et la lumière pour ne pas remarquer la présence de Drupadi...
Il lui fallait attendre, mais pas trop longtemps, car les hommes risquaient de le rattraper. Il se fit violence pour concentrer toute son attention sur sa fuite et ne
pas disperser ses pensées et sonénergie. Il devait laisser le tigre prendre une bonne avance sur lui, et garder ses poursuivants à l'œil pour qu'ils ne le voient et ne l'entendent pas. Le danger venait des deux côtés: il s'agissait de chercher son chemin avec une prudence redoublée. De plus, il fallait y parvenir pendant qu'il faisait encore nuit. Et pour cela, il aurait à traverser la route dans la même direction que le tigre!
Il n'avait pas fait cent pas qu'un grondement profond et sinistre retentit loin devant lui. Il eut peur. Un cri sauvage monta au ciel, un cri jubilatoire et triomphant.
— Hourraaaaa!
La clameur fut bientôt dominée par un autre bruit, un feulement violent et terrible qui se termina en râles sauvages. Le cri de triomphe retentit à nouveau, et s'amplifia. Drupadi frissonna. Il savait ce qui s'était passé. Dans l'obscurité, un villageois armé d'une épée avait réussi l'exploit de tuer le fauve.
Il n'osa plus bouger pendant quelques instants. Puis il ressentit un certain soulagement. Magadi était délivré de la malédiction du tigre. Peut-être renoncerait-on à le poursuivre? Mais un nouveau cri retentit dans la nuit. Les hommes se remettaient en route, abandonnant le cadavre du tigre pour continuer de traquer Drupadi.
Celui-ci grimpait toujours plus vite en direction de la route. Plus il en approchait, plus sa fébrilité augmentait. Une demi-douzaine d'hommes était à ses trousses, se frayant péniblement un chemin parmi les éboulis. Ils éclairaient chaque cachette, levaient leurs lampes vers le ciel pour percer les ombres de la montagne. Drupadi n'avait plus que cinquante pas d'avance sur eux lorsqu'il atteignit la route. Ils étaient assez proches pour qu'il puisse lire, à la lueur des lampes, l'excitation et le soulagement sur leurs visages. En tremblant, Drupadi s'élança pour traverser. Dès qu'il fut de l'autre côté, la distance entre lui et les hommes s'accrût. Les villageois quadrillaient les deux côtés de la route avec une ardeur renouvelée, car ils pensaient que Drupadi s'enfuirait parallèlement à la route. Ceux qui le cherchaient sur le terrain vierge devaient fouiller plus à fond et avançaient plus lentement. La lumière de leurs lampes se balançait de-ci, de-là... Ils approchaient parfois si près de lui qu'il n'osait presque plus respirer. Il suffisait qu'il trébuche, qu'il tombe ou qu'il fasse rouler un caillou — et il était pris! Cette pensée le hantait continuellement.
Ses pieds étaient en sang, mais il ne ressentait pas la douleur. Chaque respiration était un effort, ses poumons réclamaient un moment de repos pour retrouver un rythme régulier. Chacun de ses muscles tremblait. Ce serait si simple de se laisser tomber derrière un rocher et d'attendre qu'on le trouve! Sa punition ne serait certainement pas pire que les tourments qui l'assaillaient maintenant! Peut-être que Mukerji ne lui ferait rien s'il jurait de tourner le dos au missionnaire et de servir les dieux de ses ancêtres. Son père n'exigerait rien d'autre. Ah! si! il voulait aussi lapider ceux qui étaient venus apporter la bonne nouvelle au village!
Mais comment Drupadi aurait-il pu dire qu'il voulait revenir aux traditions de ses pères? N'avait-il pas donné son cœur et sa vie au Dieu du missionnaire, à Jésus? Et la lapidation! S'il ne parvenait pas à franchir la crête des montagnes, Sahib Conway et Jack se rendraient au village et seraient assommés à coups de pierres! Non, il ne pouvait pas abandonner la lutte. Il fallait persévérer, aussi longtemps qu'il le pourrait. Péniblement, Drupadi s'encouragea à poursuivre son ascension.
Le ciel commençait déjà à se teindre de gris en direction de l'est, annonçant l'aube. Ce n'était qu'un fin trait de lumière apparaissant derrière les sommets à l'horizon, si faible que l'obscurité était encore totale. Mais c'était un avertissement: le point du jour approchait. Bientôt, toutes les ombres protectrices de la nuit allaient disparaître! Drupadi rassembla toutes ses forces et courut. Il pouvait maintenant distinguer les blocs erratiques, et les faisceaux de lumière de ses poursuivants semblaient perdre leur intensité. Le lever du jour le contraignait à être encore plus prudent.
«Comment Kittu avait-il pu découvrir un tel passage?» se demandait-il en essayant de retrouver le sentier.
Là-bas! Le rocher bizarre! Il se souvenait de ce bloc posé en équilibre sur sa pointe. Il semblait que le moindre coup de vent pouvait le faire rouler. C'était bien là! Et plus haut, il reconnaissait la fissure dans la paroi de granit, une ouverture presque verticale, à peine plus large que les épaules d'un homme. Au fur et à mesure qu'il avançait, d'autres éléments marquants lui revinrent en mémoire, des repères qu'il croyait avoir oubliés mais qui lui montraient le chemin avec certitude. Finalement, alors que l'aube commençait à poindre, il vit le passage.
Mais sa joie se transforma immédiatement en terreur. Là-bas, à l'ouverture de l'étroite fente menant à l'arrête, était assis Kittu, le dos appuyé contre le rocher et les jambes repliées! Drupadi s'effondra derrière un bloc. Il pouvait entendre les hommes qui s'appelaient. Il était pris!
Une chance pour Kittu
Il resta quelques instants tapi dans l'ombre. Dans la grisaille matinale, il ne risquait pas d'être tout de suite repéré. Sa respiration était saccadée, son pouls faible et irrégulier. Le vent froid séchait la sueur de son front. Il se mit à observer Kittu plus attentivement. Il avait les yeux fermés. Etait-ce possible? Il avait vraiment l'air de dormir profondément!
Drupadi envisagea d'abord de se glisser à côté de son frère endormi. Ce serait le comble de l'ironie — mais c'était impossible, il le savait bien: Kittu avait le sommeil très léger.
Pressé par l'urgence de la situation, il observait fébrilement tout autour de lui. S'il trouvait un endroit où grimper à quelque distance de Kittu, il pourrait peut-être rejoindre le sentier plus loin, sans déranger son frère. Sur la gauche, la paroi de rocher était verticale et lisse. Vers la droite, c'était un peu mieux: la pente était moins raide et il distinguait quelques fissures et interstices qui pourraient constituer des prises pour secs doigts et des appuis pour ses orteils. Mais — il le savait — ces fentes étaient aussi les lieux de prédilection des serpents... Un frisson le secoua.
Cependant, il ne pouvait se permettre d'attendre plus longtemps. Le soleil allait se lever d'un instant à l'autre, dissiper la brume matinale, et tous les recoins de la montagne seraient révélés. Rassemblant son courage, il se dirigea vers la zone de rochers qu'il envisageait d'escalader. Il avançait à flanc de coteau avec autant de précaution qu'un tigre. C'est que le terrain était très escarpé et jonché de pierres. Il avait déjà parcouru la moitié du trajet et Kittu ne l'avait pas entendu, car une légère brise s'était levée, absorbant chaque petit bruit.
Arrivé au pied de la paroi, Drupadi leva les yeux et s'arrêta un instant. Comment avait-il pu penser qu'il était possible d'escalader ces rochers, sans se faire remarquer ni par Kittu ni par les hommes en bas? Le doute et la crainte l'assaillaient. Mais il ne
pouvait pas rester là indéfiniment! Il se fit violence et s'approcha du rocher. Il posa son pied dans une petite fente, s'agrippa à une légère protubérance et se hissa.
À suivre