Menace dans la jungle
RÉSUMÉ DE L'ÉPISODE PRÉCÉDENT
Mukerji a annoncé et sa famille que Sahib Conway et son fils seraient lapidés pour avoir attiré la colère des dieux en étant venu annoncer l'Evangile. Drupadi est anéanti. La nuit suivante, ses dernières résistances sont vaincues et il accepte le Seigneur Jésus comme son Sauveur. Il décide alors d'aller avertir le sahib de ce qui l'attend.
Drupadi avait décidé d'entreprendre son expédition l'une des nuits suivantes. Mais la première, ce fut impossible : Kittu était très agité ; il n'arrêtait pas de bouger, si bien que Drupadi n'était jamais sûr qu'il dorme vraiment. Il prit son parti d'attendre, mais au fur et à mesure que les nuits se succédaient et que le jour de la visite du missionnaire approchait, son impatience se transforma en panique. Un voyageur qui passait à Magadi apporta la nouvelle que le missionnaire allait venir le lendemain déjà.
— Il a dit que je devais vous le faire savoir, annonça le marchand, au cas où vous voudriez aller à la chasse au tigre avec lui.
Les yeux de Mukerji brillèrent de méchanceté.
— C'est fort aimable de sa part.
Le cerveau de Drupadi travaillait aussi vite que possible. Le missionnaire et son fils seraient donc là demain ! Cela signifiait qu'il devait absolument partir cette nuit pour les aviser de ne pas venir. Certes, le sahib prenait de toute façon son fusil, mais Drupadi savait bien qu'il ne l'utiliserait jamais pour sauver sa propre vie. Drupadi devait l'avertir, c'était l'unique solution.
Pendant qu'il l'élaborait, son plan lui avait paru facilement réalisable, mais maintenant qu'il s'agissait de le mettre en action, c'était une autre histoire. Mukerji n'était déjà pas un petit obstacle, mais c'était Kittu que Drupadi craignait le plus. Il était tellement méfiant et rusé que l'on pouvait s'attendre à tout de sa part.
Drupadi avait abandonné l'idée de se coucher plus tôt que d'habitude pour se reposer avant sa longue marche nocturne; cela aurait suffi pour éveiller les soupçons de Kittu. Il n'avait qu'à patienter et essayer de faire comme si de rien n'était.
Kittu était au courant !
Ce soir-là, après le souper, Mukerji se répandit encore en insultes et en diffamations, assaisonnées par la joie mauvaise de voir le missionnaire venir se jeter dans la gueule du loup un jour plus tôt que prévu.
— Les dieux se sont décidés, ils ne peuvent reporter plus longtemps leur vengeance, alors ils nous l'envoient plus tôt ! Ce sera un jour de joie pour Magadi, mes fils ! Un jour dont on parlera encore à vos enfants et à vos petits-enfants, dit-il.
Drupadi devait veiller à ne rien extérioriser de son indignation et de sa fébrilité. Il attendit l'heure du coucher mais ne s'allongea pas aussitôt pour dormir. Il était bien trop excité et angoissé. Il resta assis, sans bouger, les yeux fermés, jusqu'à ce qu'il entende la respiration profonde et régulière de tous les membres de la famille. D'habitude, ils s'endormaient toujours rapidement après le repas, mais, évidemment, pas ce soir-là. L'un des plus jeunes frères pleurait et la maman devait s'en occuper. Puis le père se rappela soudain qu'il avait encore quelque chose à discuter avec Sacuni — certainement au sujet de la lapidation. Mukerji se leva donc et sortit un moment. Finalement, tout devint tranquille. Même quand le silence fut total, Drupadi attendit encore un bon moment avant de se lever. Puis il se glissa sans bruit vers la porte. Personne ne pouvait l'avoir entendu, mais Kittu bougea et ouvrit les yeux. Drupadi resta figé comme une pierre, accroupi, un pied sur le seuil de la maison. Puis il tourna lentement la tête vers son frère. La peur paralysait son jeune corps. D'une façon ou d'une autre, Kittu devait savoir pourquoi il était debout.
Pendant une seconde, le regard de Drupadi se plongea dans celui de son frère. Il ne l'avait encore jamais vu si peu sûr de lui, si transi de peur. Il n'y avait aucune colère dans ses yeux, aucune arrogance. Seulement un cri de détresse muet. Drupadi était trop perturbé pour faire un mouvement. Il ne pouvait pas parler non plus. Il en était de même pour Kittu, mais son regard bouleversé en disait long.
« Non, Drupadi! » suppliaient les yeux noirs. « Ne pars pas ! Ne provoque pas la colère du père ! » C'est que Kittu ne savait rien de cette flamme qui brûlait maintenant dans son cœur ; il ne pouvait imaginer son désespoir à l'idée de ne plus recevoir les visites du missionnaire, de ne plus jamais entendre parler de Jésus. Il devait absolument partir. C'était le seul moyen pour sauver la vie du missionnaire et de son fils. Et c'était aussi l'unique façon de conserver aux habitants de Magadi la possibilité d'entendre peut-être une nouvelle fois le message de l'Evangile qui lui avait apporté tant de joie.
Les deux frères se livraient à une lutte muette, c'était un duel à la force du regard. Drupadi essayait de convaincre Kittu de se taire, de continuer à dormir tranquillement, de le laisser sortir de la maison pour qu'il puisse accomplir sa mission sans être dénoncé. Dans les yeux de l’ainé flottait une certaine indécision. Drupadi savait qu'il hésitait. Kittu avait aussi entendu le missionnaire. Il avait ressenti le grand vide de sa vie, la culpabilité de ses actes, ses péchés, comme on les nommait. Lui aussi ressentait sa faute devant ce nouveau Dieu et éprouvait, tout au fond de son cœur, un désir profond et insatiable de s'engager sur le chemin de Jésus. Jamais Kittu ne lui avait parlé de ces choses. Il aurait bien plutôt nié de les avoir jamais entendues, et ceci avec une injure sur les lèvres et une gifle à l'attention de son frère. Mais Drupadi connaissait bien Kittu, aussi bien que celui- ci le connaissait. Seule la crainte de son père et des anciens du village le retenait de suivre le même chemin que Patel et Drupadi.
L'idée que Kittu puisse le trahir faisait couler de grosses gouttes de sueur sur le front de Drupadi. Il avait l'impression que tout son courage s'était envolé. Il se dit que le sahib aurait prié dans une telle situation, mais, ne connaissant pas grand-chose sur la prière ni sur le Dieu qui y répond, il ne savait pas vraiment par quoi commencer. Il lança malgré tout un appel au secours muet et désespéré qui monta au trône de Dieu, un cri qu'il n'aurait pas su exprimer avec des mots.
Il ne pouvait plus attendre, le temps pressait. Sinon, le missionnaire allait venir à Magadi avec son fils et se faire lapider... Il se détourna furtivement de Kittu et déguerpit dans la nuit glaciale. Il s'arrêta une demi-seconde, regardant la nuit sans lune et soupesant les risques. Fallait-il continuer ? N'était-ce pas trop osé? Kittu répondit à ses questions en poussant un cri strident qui le cloua sur place.
La poursuite
— Mon père! criait Kittu d'une voix assez forte pour réveiller la moitié du village. Mon père ! Drupadi est parti ! Il est allé vers le missionnaire de l'autre côté de la montagne !
Drupadi était paralysé, comme lorsqu'il avait vu les empreintes du tigre pour la première fois. Il savait exactement ce qui allait se passer : dans quelques instants, tout le village serait debout et les hommes s'équiperaient de lampes pour partir à sa recherche en explorant les moindres recoins. Il devait fuir le plus rapidement possible.
La torpeur se dissipa aussi vite qu'elle était venue et Drupadi fut de nouveau en possession de tous ses moyens. Il s'élança hors du village et commença l'ascension du flanc de la montagne. La route étroite et cahoteuse menait, en plusieurs virages réguliers, à la ligne de crête. C'est par là qu'arrivaient le missionnaire et Jack quand ils venaient au village. Tout à coup, il eut l'intuition qu'il lui fallait quitter cette route. « Car, se dit-il, c'est ici que les gens viendront me rechercher en premier.» Et il ne pouvait prendre le risque de se faire rattraper.
Il faisait froid dans la montagne ; un fort vent d'ouest faisait frissonner Drupadi. Comme toujours, il marchait pieds nus, mais les pierres qui le blessaient ne l'empêchaient pas de grimper toujours plus haut. Heureusement, il connaissait cette partie de la montagne comme sa poche. Même de nuit, il pouvait situer chaque fente et chaque rocher derrière lequel il pourrait se cacher.
Pourquoi était-il resté si longtemps immobile devant la maison ? Quel temps perdu ! Il avait entendu le cri d'alarme résonner dans le village alors qu'il dépassait les dernières maisons et rejoignait la route. Déjà les recherches s'organisaient ; en regardant par-dessus son épaule, il pouvait voir les lampes des hommes qui s'affairaient de maison en maison. Il ne comprit pas tout de suite ce qui se passait, mais il supposa qu'ils le croyaient encore au village, peut-être réfugié chez un ami. Il était reconnaissant : cela lui gagnait un temps précieux pour augmenter la distance qui le séparait de ses poursuivants.
Peu après, il vit deux points lumineux monter rapidement la petite route qui conduisait au col. Cela voulait dire que Sacuni avait envoyé deux hommes pour essayer de l'attraper là-haut. Tôt ou tard, la lumière du jour éclairerait tous les recoins et on n'aurait qu'à le cueillir au pied des rochers invincibles. Il comprit leur plan. Les hommes le pousseraient lentement vers le haut, sans essayer de le trouver à tout prix pendant qu'il faisait encore nuit ; puis ils l'attraperaient au sommet.
Lorsqu'il réalisa le piège qui se refermait sur lui, ses jambes devinrent aussi lourdes que du plomb et tout son élan disparut. Il s'arrêta et se laissa tomber derrière un bloc erratique, tremblant de peur et d'épuisement. Pourtant, il devait monter, encore, toujours monter. S'il s'arrêtait, c'en était fini de lui ! Mais continuer sa course ne faisait que retarder le moment où il serait inévitablement pris ! Si seulement il y avait un autre moyen pour franchir la crête des montagnes ! N'y avait-il pas d'autre chemin que le col ? Soudain, il se redressa. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Comment avait-il oublié le passage que Kittu lui avait montré un jour ?
C'était il y a longtemps déjà ; Drupadi n'était pas encore assez costaud et agile pour grimper aussi haut dans les rochers. Les deux frères étaient en train de chercher du bois pour le feu quand Kittu, sur un ton de défi, lui avait demandé : « Veux-tu voir comme je suis courageux?» Il lui avait fait promettre de se taire, puis l'avait mené dans le dédale escarpé de blocs et de rochers qui formaient l'arrête.
« Je ne peux pas aller plus loin, Kittu ! » s'entendait-il encore dire, tremblant de peur. « C'est impossible de passer par là ! »
« Regarde ! » claironnait son frère en riant de joie. Il avait grimpé toujours plus haut, avec l'agilité d'un bouquetin, jusqu'à ce qu'il atteigne le sommet de l'arrête.
« Je peux voir Chalama !» jubilait-il. Ce jour-là, l'admiration et la fierté de Drupadi pour son grand frère avaient été sans borne.
A suivre