Le jardin de l'arc-en-ciel (suite)

À la salutation glaciale d'Elaine, Mrs. Owen répond, en bonne mère de six enfants, en l'embrassant sur les deux joues. Johnny, Francie et Robin font la connaissance d'Elaine qui reste de marbre. Au Presbytère, Cadwaller, le chien, fait la terreur d'Elaine. Avenante, Janine présente sa chambre qu'elle partagera avec Elaine.

Elle me conduisit à l'étage et, porteur de ma valise, Philip suivit. Janine ouvrit violemment la porte d'une petite chambre à coucher avec deux lits jumeaux.

Cela ne me plut pas, mais je ne l'avouai point. À Londres, j'avais une chambre pour moi seule avec un chauffage électrique, un épais tapis sur le plancher, une petite étagère en chêne à moi, un fauteuil et une armoire pour mes colifichets. Cela me donna l'impression d'une pauvre petite pièce et je ne voulus pas m'attarder à tous les témoignages d'accueil éparpillés ici et là, que les enfants avaient si soigneusement préparés: la jacinthe en bouton sur la commode, l'ours chéri de Francie installé sur mon lit, la peinture préférée de Philip (un bateau de guerre) suspendue au chevet du lit et le minuscule jardin de mousse disposé dans un couvercle d'étain sur ma chaise.

Janine me surveillait ardemment, mais je ne manifestai aucun signe de plaisir; peu après, cet air d'attente disparut de son visage et, confuse, elle m'indiqua mon lit et mes tiroirs, et dit qu'elle ferait mieux d'aller seconder sa mère qui s'affairait au souper. Je devinai qu'elle était contente de me laisser, et moi j'étais contente qu'elle me laisse. Dégoûtée, j'inspectai la descente de lit plutôt usée, les rideaux et les couvre-lits fanés. C'est alors que je remarquai deux sucettes collantes et un bouquet de jasmin d'hiver flétri reposant sur mon oreiller. Je les jetai avec colère dans la corbeille à papier. Mammy et Mrs. Moody n'auraient jamais toléré que des choses peu propres soient déposées sur un traversin. Je défis ma valise et me mis à suspendre mes robes dans l'armoire que je devais partager avec Janine, et je fus flattée de constater que mes vêtements étaient plus jolis que les siens. Je dépliai ma chemise de nuit aux ravissantes fronces, bien en vue sur le lit; peut-être pourrais-je ainsi en remontrer quelque peu à Janine, même si j'avais peur des chiens.

Mais comme j'égalisais les fronces, Mrs. Owen entra. Elle s'assit avec le plus jeune membre de la famille sur ses genoux — un rond et vigoureux bébé de dix mois, aux yeux bleus.

— Voici notre Lucy, dit-elle. J'espère que tu aimes les bébés parce que je désire que tu m'aides. Six enfants, cela compte! et tu seras ma fille aînée. Tu as onze ans, n'est-ce pas?

— Oui, répondis-je, observant Lucy qui gazouillait, et dont la bouche se fendit en un sourire qui fit voir deux dents. Il ne m'était pas venu à l'esprit que j'aurais à l'aider. A la maison Mrs. Moody faisait tous les travaux. Moi, je m'amusais, me divertissais devant la télévision et lisais des livres. Aussi n'étais-je pas sûre si cette idée me plairait ou non; m'occuper d'un bébé serait peut-être drôle? Au fond, je pourrais essayer et si cela m'ennuyait je refuserais, car j'escomptais être heureuse à ma façon. Et pour moi le bonheur voulait dire: avoir tout ce que je souhaitais et faire ce qui me chantait. D'une autre sorte de bonheur je ne savais rien.

Après avoir regardé Mrs. Owen border Lucy dans son berceau, je descendis avec elle pour le souper. Je fus soulagée de voir qu'une jeune fille aux joues rouges, nommée Blodwen1, apportait un gros pâté aux pommes de terre. Grand était mon effroi que les Owen n'aient pas de servante, et qu'il me faille laver la vaisselle, ce que je n'aurais pas du tout apprécié et pas eu l'intention de faire.

1 Le nom de Blodwen, ainsi que divers noms propres au cours du récit, sont des noms gallois qui ne peuvent se traduire en français.

Lorsque le repas fut servi, Mr.2 Owen sortit de son bureau. C'était un homme de grande taille, aux larges épaules, au visage fatigué et aux bienveillants yeux bleus. Il souleva Robin qui, de ses bras, entourait les genoux de son père, le fit presque voltiger, et me salua très chaleureusement. Mr. Owen rentrait à l'instant de ses visites à ses paroissiens et comme Philip et Janine ne l'avaient pas vu depuis le déjeuner, il y avait un monceau de faits divers à énumérer. Johnny et Francie ayant, eux aussi, fait mille choses depuis le dîner, se lançaient dans d'impétueuses explications.

2 Abréviation en anglais de Mister Monsieur.

— Daddy3, commença Philip qui n'était retourné à l'école que ce matin-là, je suis en classe à côté de Glyn Evans, et il dit qu'il veut troquer avec moi deux lapins contre quelques timbres et une catapulte; puis-je, Daddy?

3 Terme affectueux qu'emploient les Anglais pour «père».

À suivre