Menaces dans la Jungle
Sahib Conway a amené son fusil et, avec l'aide des villageois, il a organisé une nouvelle chasse au tigre. Kittu, Drupadi et Jack sont de la partie. Sacuni, le chef du village, a proposé de construire un affût dans un arbre et d'attacher une chèvre au pied de l'arbre pour appâter le tigre.
─ C'est une idée lumineuse, approuva le sahib. Je vais aider à construire l'affût pendant que quelques jeunes iront chercher une chèvre au village.
─ Viens, Drupadi, dit Jack rapidement. On va chercher la chèvre, d'accord?
Drupadi n'était pas très enthousiasmé par cette proposition. Premièrement, Sacuni ne lui avait pas assigné cette tâche et c'était normalement le chef qui prenait de telles décisions. Deuxièmement, il n'était pas du tout sûr d'avoir envie de retourner au village avec Jack. C'était déjà assez dangereux d'aller chaque jour tout seul jusqu'à la grotte et de plus ils avaient maintenant la preuve que le tigre devait être dans les parages. Mais l'Ancien du village avait déjà donné son accord.
— C'est en ordre, dit Sacuni. Va vers ton père, Drupadi, et dis- lui que nous avons besoin d'une petite chèvre comme appât. Et comme s'il avait deviné la frayeur du jeune garçon, il ajouta: Dis-lui que c'est moi qui t'envoie.
Drupadi et Jack s'éloignèrent. Deux autres personnes se mirent également en route pour aller chercher un charpai1 à Magadi. Il devait être hissé dans l'arbre et attaché à l'envers pour servir de siège aux chasseurs.
1. Lit indien fait d'un cadre en bois avec des pieds, tendu de cordes faisant office de matelas et de ressorts.
Une heure avant la tombée de la nuit, tout était installé.
─ Maintenant, expliqua Sahib Conway, j'ai besoin de deux paires d'yeux perçants pour monter la garde avec moi.
Drupadi lança un regard plein d'espoir vers son ami.
─ Tu peux venir, lui souffla Jack. J'en ai déjà parlé à mon père.
Le sahib regarda les autres, mais avant qu'il puisse émettre son opinion, Sacuni s'était imposé:
─ Je vais rester ici.
Assis sur le charpai, les quatre chasseurs immobiles surveillaient la forêt. Tous leurs sens étaient aux aguets pour ne pas manquer la silhouette furtive du fauve qui, ils l'espéraient, se glisserait bientôt entre les pans de végétation. Drupadi éprouvait de la pitié pour la petite chèvre qui bêlait de façon si pitoyable! Il aurait bien voulu descendre de l'arbre et la délivrer, mais il savait que, malgré ses sentiments, elle devait rester attachée.
Le sahib n'avait pas envie de tuer le tigre par simple plaisir de chasser. C'était vraiment une question de vie ou de mort pour le village. Si tout se passait bien, le fauve serait abattu avant qu'il atteigne la chèvre, mais c'était préférable qu'une chèvre meure plutôt que la vie des villageois soit mise en danger.
Imperceptiblement, la nuit était tombée, couvrant les flancs des montagnes et effaçant les contours des arbres, jusqu'à ce qu'ils ne forment plus qu'un écran impénétrable. Même Sacuni et Drupadi, qui avaient pourtant les yeux habitués à l'obscurité, ne pouvaient plus y distinguer grand-chose. Le bêlement pathétique de la petite chèvre était le seul son audible. Résignés, les chasseurs attendaient sans mot dire. Sahib Conway tenait le fusil de ses deux mains, Sacuni la grande torche électrique, prêt à l'allumer.
Les heures s'écoulaient. Il semblait qu'elles prenaient plaisir à durer le plus possible, comme aux jours brûlants de la saison sèche. Drupadi s'était presque endormi, enveloppé par l'air humide et froid de la nuit, lorsqu'un faible bruissement se fit entendre, quelque part dans la solitude de la nuit. Il se redressa aussitôt et se concentra de toutes ses forces pour écouter. Le bruissement se fit entendre une deuxième fois. C'était comme si quelqu'un se dirigeait vers eux sur la pointe des pieds... Tout doucement, il toucha d'une main tremblante le bras du chasseur. La tête de Conway se tourna vers lui pour lui faire comprendre qu'il avait saisi le message. Drupadi montra la direction d'où venait le bruit. Déjà, Sacuni pointait la torche dans cette direction et attendait le signe de Conway pour l’allumer.
Peu à peu, le bruit s'amenuisa, et le cœur de Drupadi sembla cesser de battre. Soit le tigre les avait entendus, soit il avait senti leur odeur. Il devait bien se douter que quelque chose de louche se cachait derrière cette chèvre attachée dans les buissons! Ils attendirent. Soudain, le bruit se fit entendre encore une fois. Sahib Conway fit signe à Sacuni d'allumer la lampe.
Et maintenant?
Sacuni hésita un instant. Puis on entendit un léger déclic et le rayon de lumière déchira l'obscurité, dessinant un grand cercle sur les arbres et les taillis. Les yeux de Drupadi repérèrent un endroit plus clair parmi les feuilles et les branches, juste au milieu du cercle de lumière. Le sahib jeta le fusil sur son épaule et regarda dans le viseur. Drupadi se prépara à entendre la détonation, mais rien ne se passa.
— Feu! murmura Sacuni d'une voix rauque.
C'était trop tard. La lumière soudaine et aveuglante avait paralysé le félin quelques précieuses secondes, mais il avait bien vite retrouvé son instinct et, d'un bond, avait disparu dans l'obscurité...
Une minute passa avant que les quatre chasseurs puissent articuler un son.
— Tu ne l'as pas vu? demanda finalement Jack, et le ton de sa voix trahissait toute sa déception.
— Je le voyais, mais seulement une partie de son corps, expliqua le sahib, sur la défensive. Je ne pouvais pas tirer avant d'être sûr d'atteindre un endroit vital. Un tigre blessé serait pour le village une menace encore pire.
— Nous rentrons, annonça Sacuni, sans essayer de dissimuler son irritation. Le tigre ne va pas revenir cette nuit.
En silence, ils ramenèrent la petite chèvre au village. A peine arrivé à la maison, Drupadi dut faire un rapport complet des événements de la nuit.
— Ce n'est pas bien que le sahib soit parmi nous, dit Mukerji, lorsque Drupadi eut terminé. Je me suis battu contre sa venue depuis le début, dès qu'il a demandé la permission de répandre son enseignement ici. Et maintenant j'y suis toujours opposé. La situation ne peut pas nous être favorable tant que ce Blanc essaie d'ensorceler les cœurs dans notre village.
— Mais mon père! s'exclama Drupadi sans réfléchir. Si Sahib Conway n'a pas tiré, c'est parce qu'il craignait que le tigre ne soit que blessé et qu'il soit ainsi une plus grande menace pour le village. Tu sais combien un tigre blessé peut être dangereux!
Mukerji avait à peine écouté. Ou mal, trop préoccupé par ses propres pensées.
— Ce n'est pas pour cette raison qu'il n'a pas pu tirer, dit-il lentement en martelant ses paroles, mais parce que les esprits l'en ont empêché. Ils sont décidés à faire venir la honte et le chagrin sur Magadi parce que nous tolérons ici son enseignement!
Drupadi frissonna. Il commençait à avoir peur de son père. Cette fois, il ne s'agissait plus seulement d'interdire au missionnaire d'enseigner. Les yeux sombres de Mukerji lançaient des éclairs. Drupadi ne comprenait pas très bien ce que cela signifiait, mais il devinait que c'était quelque chose de terrible. Et cela le troublait énormément.
Cette nuit-là, son sommeil fut bien agité. Lorsqu'il ouvrit les yeux, Kittu était encore profondément endormi sur sa natte, on entendait sa respiration régulière.
Rien ne semblait pouvoir troubler sa tranquillité; il était couché là, sans être dérangé le moins du monde par la fraîcheur nocturne ou par l'agitation qui secouait son jeune frère. A cet instant, la lumière du matin surgit. Les rayons clairs se posèrent sans bruit sur les sommets des montagnes, repoussant la nuit dans ses quartiers d'ombre.
Drupadi s'assit, il était frigorifié. Ses parents dormaient encore, ses plus jeunes frères et sœurs aussi, tous allongés sur le sol de terre battue de l'unique pièce de la maison. Eux non plus ne réalisaient pas que la nuit avait été douloureuse pour Drupadi et que le jour qui se levait ne lui apportait aucune consolation. L'anxiété et le trouble l'avaient tenu réveillé longtemps et pesaient encore bien lourdement sur son âme.
Le sahib et son fils devaient avoir passé la nuit à l'auberge du village. Drupadi avait vu Sacuni les mener là-bas en revenant de la chasse. Il regrettait amèrement qu'ils ne soient pas rentrés tout de suite chez eux. Il est vrai que la seule menace provenait des lèvres de son père. Et il se pouvait bien que ce ne soit pas une menace, mais seulement l'expression de son trouble et de sa peur. Drupadi ne pensait pas que son père avait l'intention de soulever les habitants du village contre les missionnaires. C'était un homme juste, honnête et réfléchi dans ses voies. Mais ce qu'il avait lu hier soir dans ses yeux, n'était-ce pas de la peur? Ne semblait-il pas terrorisé à l'idée que, si rien n'était entrepris, le village soit dévasté par une tragédie? Cela pouvait bien transformer son père en un fou furieux capable de tout! Drupadi repoussa le mince drap de côté et allait se lever quand son père fit un mouvement. Bien vite, il se recoucha et ferma les yeux. Son corps se raidit un moment, il sentait les battements de son cœur dans tous ses membres; la peur lui interdisait même de respirer. Quelle subite insouciance l'avait donc pris de vouloir quitter la maison si tôt ce matin! Et ceci alors que le sahib était là au village! Son père aurait certainement remarqué son absence et fait la relation avec les missionnaires. A cette pensée, Drupadi se mit à trembler.
Il fit semblant de dormir jusqu'à ce que toute la famille soit debout. Alors seulement il osa quitter la maison. Il flâna dans la direction opposée de l'auberge en gardant l'œil ouvert, particulièrement sur Kittu. Dès qu'il se sut hors de vue, il changea de direction, faisant un grand détour pour éviter sa maison. Prudemment, il s'approcha de l'auberge.
Le sahib et son fils étaient déjà dehors et un petit groupe d'hommes et de garçons les entourait. Sacuni était parmi eux et son visage décharné, aussi dur qu'une pierre, faisait face à Sahib Conway.
— Non! dit-il sèchement. Nous ne mettrons aucun homme à disposition pour vous aider.
— Mais nous savons maintenant où se trouve le tigre, protestait le sahib. Si vous nous prêtez un petit peu d'aide, je suis sûr que nous pourrons le tuer.
Le chef du village était intransigeant.
— Si un homme de Magadi va avec vous, il ira seul.
À suivre
