Menaces dans la jungle

Jack et Drupadi ont découvert des empreintes de tigre au bord de la rivière. Le missionnaire possède un fusil qui pourrait être bien utile pour partir chasser le fauve. Alors que les deux garçons attendent la fin de la prédication pour demander au sahib s'il a l'intention de mettre son arme à la disposition des villageois de Magadi, Patel, l'ami de Drupadi, déclare devant tous son désir d'appartenir à Jésus.

Drupadi cessa de respirer. C'était bien Patel! Ne pensait-il pas aux conséquences? Avait-il perdu la tête? Il regarda son ami se frayer un chemin à travers la foule et s'approcher du sahib.

Kittu donna un coup de coude dans les côtes de son frère:

— Quand cela parviendra aux oreilles de papa, il va se méfier de toi plus que jamais, petit frère.

La mine de Drupadi s'assombrit.

— Je ne suis pas l'ombre de Patel, répliqua-t-il. Ce qu'il dit n'engage que lui.

— Tu n'as pas besoin de me convaincre, moi, répondit l'aîné. C'est devant papa que tu devras te justifier.

Le cadet bouillonnait. Il devait reconnaître que Kittu avait raison. Leur père le soupçonnait déjà et le faisait surveiller. Quand il allait apprendre ce que Patel avait fait — et il allait être l'un des premiers à en entendre parler — eh bien! ... Ce ne sera pas facile de le persuader qu'il n'avait pas fait le même pas! Comment pouvait-il maintenant parler des traces de tigre à son père — ou même à n'importe qui d'autre? S'il le faisait, Mukerji saurait qu'il avait été avec le fils du missionnaire. Et maintenant que son meilleur ami voulait suivre le chemin de Jésus, ce serait impossible de convaincre son père que lui-même ne tournait pas le dos aux anciennes voies alors qu'il était l'ami de Jack. Il se mit à trembler. Que pouvait-il faire? Que devait-il faire? Il recula discrètement dans un coin ombragé. Pourquoi Patel était-il déraisonnable au point de proclamer sa décision publiquement? Drupadi ne pouvait le comprendre. Certes, ce que leur enseignait le sahib brûlait comme une flamme dans son cœur, si bien qu'il avait toujours envie d'en entendre davantage. Patel l'avait ressenti de la même manière. Mais pourquoi devait-il maintenant publier cela à tout le village? Personne n'aurait pu le deviner s'il l'avait gardé au fond de son cœur!

Lorsque Drupadi rentra à la maison son père l'attendait. Son visage était empreint de colère et de mauvaise humeur.

─ Où étais-tu? l'apostropha Mukerji.

Le garçon comprit à sa voix qu'il savait déjà tout au sujet de Patel. Drupadi était bien conscient qu'il devait maintenant donner une explication pour se justifier, mais il était incapable d'articuler un mot.

─ Que faisais-tu?

Drupadi se libéra la gorge d'un toussotement nerveux.

─ J'étais vers la rivière, je ramassais des cailloux, se défendit-il.

─ Tu étais avec Patel! aboya son père d'un ton accusateur. C'était plus une affirmation qu'une question.

─ Je ne l'ai pas revu depuis hier. Drupadi avait de la peine à parler, tant son angoisse était grande.

─ Dis-tu la vérité? Son expression montrait clairement qu'il n'y croyait pas.

─ Je dis la vérité, mon père, répondit Drupadi d'une voix tremblante.

Mukerji scruta le visage de son fils comme s'il n'arrivait pas à le croire.

— N'étais-tu vraiment pas avec Patel?

Drupadi était intimidé mais pas particulièrement surpris par cet interrogatoire sévère. Il n'avait qu'un but: convaincre son père qu'il n'avait pas passé l'après-midi avec Patel et qu'il n'avait pas écouté les paroles du missionnaire. Que Mukerji soit persuadé de ce qu'il disait était le seul moyen de lui cacher qu'il avait passé l'après-midi avec le fils du sahib, parce que si son père allait se renseigner, il apprendrait fatalement que Drupadi avait été un moment sur la place du village.

─ Hier je ne l'ai vu qu'un instant, dit-il. Et aujourd'hui je ne l'ai même pas croisé.

Son père s'était penché en avant et son regard furieux semblait le transpercer de part en part.

─ Si je découvre que tu mens, mon fils... La menace resta en suspens. Mais Drupadi savait que ce qu'il lui arriverait serait terrible.

─ Il n'était pas avec Patel, mon père, intervint Kittu. J'ai rencontré Patel avant la leçon du missionnaire. Et il était tout seul.

Mukerji se tourna brusquement du côté de son aîné et le regarda fixement.

— Et comment sais-tu cela? rugit-il. Est-ce que tu étais là-bas, toi? Est-ce que tu aurais écouté ce missionnaire de malheur?

Kittu soutint son regard sans sourciller.

— Penses-tu que j'oserais te dire cela si j'étais allé écouter le sahib? demanda-t-il poliment. D'autant plus après ce qui s'est passé aujourd'hui!

Aucun de ses fils n'était présent lorsque Patel avait amené la honte sur lui-même et sur sa famille. Cela sembla apaiser Mukerji qui se détendit et esquissa un léger sourire.

— Tu as raison, Kittu. Il faudrait être fou pour agir de la sorte. Ses doigts effleurèrent le collier de prières qu'il portait toujours et cela sembla lui redonner quelque force. J'ai longtemps prié pour que les dieux me donnent des fils qui fassent la fierté de leur père, qui marchent dans les chemins de leurs ancêtres; des fils qui n'offensent ni la vache sacrée ni le cobra sacré et qui vénèrent Narada, le messager des esprits. De tels fils n'abandonneraient pas tout pour suivre un Dieu étranger; et ils ne causeraient pas la honte de leur famille!

Drupadi lança un regard reconnaissant à Kittu. Il était extrêmement surpris que son frère soit intervenu en sa faveur.

Que va-t-il advenir de Patel?

— Patel est un insensé! asséna Mukerji. A cause de lui, Nala, son père, va devenir la risée de tout le village! Le déshonneur va s'abattre sur toute la famille!

Drupadi se taisait. Il aurait bien voulu connaître l'avis des anciens au sujet de Patel et s'ils avaient l'intention de le punir, mais il n'osa pas manifester de l'intérêt pour le sort de son ami: il risquait de raviver la fureur et les soup­çons de son père. Heureusement, Kittu était aussi tenaillé par la curiosité, et c'est lui qui posa la question:

─ Que disent les anciens au sujet de Patel, mon père? Et que vont-ils faire de lui?

Mukerji répondit d'un air solennel:

─ L'affaire viendra devant le Conseil. Ils ont demandé à Nala de comparaître devant eux.

Drupadi n'avait aucune idée de ce qui attendait Patel, mais plus il y pensait, plus il lui semblait que son ami allait au-devant de difficultés insurmontables.

Entre-temps, tout le monde s'était tu. Drupadi n'avait qu'une envie: partir sur-le-champ à la recherche de Patel! Si seulement il parvenait à lui montrer combien sa décision était dangereuse et à le convaincre d'abandonner ce Dieu étranger avant qu'il ne soit trop tard! C'était une question de vie ou de mort! Mais c'était impossible de sortir. Son père était tellement irrité qu'il l'aurait aussitôt soupçonné d'être de mèche avec Patel. Il valait mieux rester tranquillement à la maison...

Cette nuit-là, Drupadi ne parvint pas à trouver le sommeil. Quelque part dans un contrefort de la montagne rôdait le tigre, le fauve magnifique et terrible, qui fait trembler l'homme le plus courageux. Les empreintes étaient là, bien visibles au bord de la rivière. Seulement, c'était un endroit un peu à l'écart, où les villageois ne se rendaient pas souvent. Il pouvait se passer des semaines avant que quelqu'un ne les découvre, et ce serait sûrement trop tard... Drupadi sentait bien que son devoir était de réveiller son père à l'instant même, de le mettre au courant de la présence du tigre afin qu'il puisse être abattu avant qu'il ne tue quelqu'un. Mais il aurait dû en parler dès qu'il était arrivé à la maison. Ce long silence ne pouvait que le trahir et attiser les soupçons de son père...

Drupadi était couché, immobile, les yeux ouverts, se tournant d'un côté, de l'autre, sans trouver de position confortable et impatient que cette nuit glaciale et pleine de tracas se termine. Comment Patel avait-il pu clamer si hardiment devant tout le village: «Sahib, je veux suivre Jésus!»? Si seulement il avait autant de courage!

Le lendemain matin, une fois le petit déjeuner avalé, il décida d'aller trouver son ami. La maison de Patel n'était pas loin. En chemin, il remarqua que le vieux Sacuni l'observait de ses yeux enfoncés et inquisiteurs. Tout son courage s'envola et il se dépêcha de prendre une autre direction... L'air détaché, il se mit alors à interroger les personnes qu'il rencontrait, à leur poser le genre de questions que chacun pouvait soulever. Il apprit ainsi que personne n'avait vu Patel depuis le moment fatidique. «Et avec raison!» disaient les gens, prophétisant que Patel ne serait plus jamais vu à Magadi. Certains estiaient qu'il avait perdu la raison. D'autres s'attendaient à ce que Nala batte son fils assez long­temps pour que lama, l'esprit de la mort, vienne et l'emporte. «Mieux vaut un fils mort qu'un fils incrédule!» disait l'un des anciens. «Pour que les dieux aient de nouveau un regard de bonté sur cette famille, il n'y a qu'une solution: que Nala punisse son fils de la manière prescrite par les dieux.»

Écouter toutes ces mauvaises langues était trop dur pour Drupadi, d'autant plus qu'il devait faire croire qu'il trouvait ces traitements tout à fait justifiés. Car ces hommes auraient pu le dénoncer à Mukerji s'ils avaient eu quelque doute sur sa propre intégrité. Toute la journée, il essaya de savoir quelle punition les anciens et Nala infligeraient à son ami, mais malgré toute son énergie il ne put rien apprendre avant la tombée du jour.

Ce n'est que lorsqu'il fut rentré à la maison que son père apporta des nouvelles.

— Le Conseil a parlé avec le père de ton ami, mon fils, énonça Mukerji avec solennité. Il nous a dit qu'il avait encore discuté avec Patel la nuit passée et que ce dernier était prêt à renoncer au Dieu étranger.

Les yeux de Drupadi s'arrondirent d'incrédulité. Il avait assisté à l'émouvante confession de Patel; elle venait d'un esprit convaincu et d'un cœur transformé, c'était clair. Patel aurait-il déjà changé d'avis? Drupadi ne pouvait tout simplement pas y croire. Puis il se souvint que c'était précisément ce dont il avait voulu convaincre Patel... Tant pis si les paroles du missionnaire étaient belles et touchantes, tant pis si elles faisaient brûler le cœur! Le chemin des ancêtres devait être le meilleur pour tout le peuple — donc aussi pour Patel. Toute autre direction ne pouvait être que fatale.

À suivre