Menaces dans la jungle

Résumé

Depuis que son frère Kittu l'a menacé de tout rapporter à leur père, Drupadi n'est plus allé écouter les prédications du missionnaire et il a fait encore plus attention à ne pas être vu en compagnie de son fils Jack.

Un après-midi, alors que Drupadi et Jack jouaient au ballon au bord de la rivière, ils ont découvert des traces dans le sable...

— Est-ce vraiment des traces de tigre? demanda soudain Jack, incrédule. Drupadi ne lui répondit pas. Jack avait passé la plus grande partie de sa vie dans les hauts plateaux de l'Inde. Il connaissait les bêtes sauvages de ce pays presque aussi bien que Drupadi, et savait que seul un tigre pouvait laisser de telles traces. C'était sous l'effet du choc que Jack avait posé cette question. Il avait peut-être aussi un vague espoir qu'ils se trompaient, que ces traces n'avaient strictement aucune signification. Le jeune Indien luttait aussi contre cette tentation de nier désespérément l'évidence. Mais il valait quand même mieux faire face à la tragique réalité: ces traces étaient bien celles d'un tigre!

— Que fait-on? murmura Jack d'un ton rauque. Quand ils jouaient au ballon, c'était lui qui détenait l'autorité, qui donnait les conseils et qui prenait les décisions. Mais dans une telle situation de détresse, il se soumettait instinctivement à l'avis de son ami indien.

Et maintenant?

— Tout d'abord, il nous faut retourner au village pour avertir les gens, répondit Drupadi. Ensuite...

Sa voix se fêla. Ensuite, il y aurait un formidable rassemblement. Les anciens et les meilleurs chasseurs appelleraient les hommes et les garçons assez âgés et ils partiraient dans les mo­tagnes à la recherche du cruel animal. Si seulement on avait eu quelques armes à feu et deux ou trois personnes qui sachent tirer! Mais les seules armes que l'on possédait à Magadi étaient de courtes épées et des massues.

La peur dessécherait les bouches et ferait trembler les jambes, mais tous partiraient pourtant; ils n'avaient pas le choix. C'était la seule solution pour délivrer le village de cette terrible menace. Si les dieux leur étaient favorables, ils ramèneraient le tigre au village, suspendu à une perche par les pattes, et tout le monde accourrait pour le voir. Quelle fête on ferait! Mais il y avait fort à parier qu'ils rentreraient au milieu de la nuit, bredouilles et complètement épuisés, tremblants de fatigue et de peur. Les femmes garderaient dorénavant leurs enfants à la maison et auraient à surmonter leur propre angoisse pour aller chercher de l'eau...

Et puis, les commentaires commenceraient à circuler. D'abord des murmures glissés d'une oreille craintive à l'autre. Mais chacun y rajouterait un élément, rallongerait l'histoire et la rendrait plus terrifiante encore. Cette malédiction serait-elle donc envoyée par les dieux à cause du sahib qui parle de son Dieu au village? Voudraient-ils pour cela infliger une punition à Magadi? De telles questions n'allaient pas manquer de faire le tour de toutes les maisons et de faire trembler plus d'un villageois superstitieux.

Drupadi n'avait pas besoin de demander à son père ce qu'il en pensait. Dès le début, il avait manifesté son opposition à la venue du missionnaire. Et il profiterait certainement de cette occasion pour exciter les gens contre lui, afin de lui interdire l'accès du village. Ou bien — Drupadi frémit à cette idée — Mukerji irait peut-être même jusqu'à vouloir punir Sahib Conway à coups de bâton pour apaiser la colère des dieux et retrouver leur faveur.

«Non, une telle chose ne peut arriver!» essaya-t-il de se tranquilliser. Son père était certes sévère et impitoyable, mais il était aussi plein d'amabilité et de bonté. Il ne prendrait pas plaisir à cau ser des difficultés à un étranger. Peut-être serait-il même suffisamment en souci pour ne rien entreprendre tant que le tigre rôderait dans les montagnes autour de Magadi.

Drupadi dut s'avouer qu'il était lui-même terrorisé à l'idée que le tigre pouvait être un signe de vengeance des dieux. Ce que le missionnaire racontait était agréable à ses oreilles et réchauffait son cœur, mais pouvait-on simplement mettre de côté les esprits? Cette question avait déjà souvent tourmenté Drupadi, et maintenant que le tigre venait compliquer l'affaire, il en était d'autant plus troublé.

Sortant soudain de ses sombres pensées, il se redressa et ils se mirent en chemin. Sous l'effet du choc, Jack était resté muet, mais maintenant qu'ils couraient en direction du village, sa langue se délia.

— Que va-t-il se passer quand les gens apprendront qu'un tigre rôde dans la région? demanda-t-il. Est-ce qu'ils vont le chasser? Est-ce qu'ils parviendront à le tuer avant qu'il ne fasse des dégâts?

Drupadi approuva d'un signe de tête sans ralentir le pas.

— Et crois-tu que nous pourrons aller à la chasse? La voix de Jack trahissait son enthousiasme.

En effet, que pourrait-on imaginer de plus excitant pour deux garçons que la perspective d'une chasse au tigre? Mais ce n'était pas du tout sûr qu'ils obtiennent la permission d'y participer. Et puis Jack ignorait que les seules armes à disposition étaient les épées et les massues que les hommes du village fabriquaient. Il ne se rendait pas compte de ce que cela signifiait de devoir faire face au fauve, le contrer quand il montre ses affreuses dents, avoir le courage et l'énergie d'enfoncer la pointe de l'épée à l'endroit critique... C'était une expédition très périlleuse, c'était vraiment une affaire d'hommes.

─ Mon père a un fusil, émit Jack comme s'il avait deviné les pensées de son ami. Si vous voulez, il pourra vous aider à abattre le tigre.

Un fusil? Drupadi sursauta. Avec une arme à feu de leur côté, le tigre ne représentait déjà plus un si grand danger. Une balle au bon endroit et le tigre serait hors d'état de nuire!

─ Il faut d'abord en parler à ton père, décida Drupadi. Il lui semblait préférable d'être sûr que le sahib participerait à la chasse avant que les gens n'entendent parler du tigre. Peut-être qu'ils seraient ainsi moins affolés et qu'ils ne tiendraient pas le missionnaire pour responsable de ce malheur.

Le cerveau de Drupadi travaillait aussi vite que ses jambes. Serait-il possible que le Dieu du sahib soit plus fort que les dieux du village? Qu'il ait eu vent de la malédiction avant qu'elle n'arrive et qu'il ait, pour cette raison, armé le sahib d'un fusil afin d'anéantir le tigre et de faire échouer la vengeance de Kali, le mauvais esprit? Pour Drupadi, c'était inimaginable que le Dieu du missionnaire puisse être plus puissant que Kali, mais le sahib semblait y croire fermement.

Drupadi était si préoccupé par les empreintes du tigre qu'il avait découvertes dans le sable qu'il oublia de faire attention à ne pas être vu en compagnie de Jack. Ils coururent ensemble à travers le village jusqu'à la place du marché où le missionnaire était en train de présenter sa leçon. A proximité de l'attroupement, il s'arrêta, indécis. Il voulait aller parler tout de suite au sahib. Mais Jack lui posa la main sur le bras et lui souffla à l'oreille:

─ Mon père a bientôt terminé, on attend jusqu'à la fin, d'accord?

Le jeune Indien céda à contrecœur. Pendant qu'ils attendaient, Kittu surgit.

─ Où étais-tu? questionna-t-il.

— Au bord de la rivière, pourquoi? Drupadi l'observa avec méfiance.

─ Papa te cherchait, chuchota Kittu. Maintenant, il est peut-être même à moins de cent pas d'ici.

Drupadi écarquilla les yeux et dévisagea toutes les personnes attroupées. L'idée qu'il pouvait être dénoncé à Mukerji lui traversa la tête.

─ Il a peur que tu sois ébranlé par la nouvelle doctrine, expliqua son frère aîné. Il est venu voir si tu étais ici contre sa volonté.

Drupadi se raidit. Ainsi, son père le soupçonnait... Quelqu'un devait l'avoir vu jouer au ballon avec Jack et en avoir parlé à Mukerji. Il frissonna.

Patel!

Au même moment, Patel, qui se trouvait non loin du sahib, se leva et dit d'une voix claire et ferme:

─ Sahib!

Surpris, le missionnaire et tous les habitants du village se retournèrent et autant de paires d'yeux se fixèrent sur Patel.

─ Oui?

─ Ce Jésus dont vous parlez, poursuivit Patel, sans se soucier du fait que tout le village était suspendu à ses lèvres, j'aimerais lui appartenir, Sahib! Je veux marcher avec lui!

À suivre