Des pas dans la nuit

Le maître allait partir, et personne ne savait vraiment pourquoi. La nouvelle avait fait sensation parmi les serviteurs, qui en firent leur principal sujet de conversation. Le maître étant jeune et célibataire, certains faisaient courir le bruit qu'il rentrerait avec une fiancée. D'autres pensaient qu'il partait pour quelque négociation qui l'emmènerait outre-mer, car sa laine, son vin et son blé étaient renommés dans tout le pays. Une chose seulement était vraiment sûre: il serait absent assez longtemps. Il avait donné des instructions précises pour la tonte des moutons, la rentrée de la moisson, la remise en état du pressoir et la mise en fûts de la cuvée, de sorte qu'il ne serait probablement pas de retour avant le début de l'automne.

Il partit par un matin de printemps, promettant d'être bientôt de retour. C'était un maître aimable et juste, respecté de tous, mais il était très exigeant et certains de ses serviteurs étaient contents de pouvoir se relâcher un peu.

Seul l'un d'eux ravala ses larmes quand il regarda la grande et forte silhouette disparaître parmi les cyprès. Fidélis était né esclave, avait grandi chez un maître très méchant, jusqu'au jour où son maître actuel était venu pour affaires chez cet homme... Il avait aperçu l'enfant, son corps marqué de cicatrices et d'hématomes, il avait vu son expression terrifiée, et il avait immédiatement demandé à acheter le jeune garçon. Il n'avait pas hésité à verser une grande somme pour sa libération, car il s'était rendu compte que Fidélis avait beaucoup de valeur.

Alors ce nouveau maître avait soulevé l'enfant tout tremblant, l'avait fait asseoir devant lui sur son cheval et l'avait réconforté avec des paroles si rassurantes que lorsqu'ils arrivèrent à la maison, Fidélis aimait déjà l'homme qui l'avait sauvé. Avec les années, une profonde et forte vénération pour son maître s'était développée en lui. Son travail était des plus humbles: il balayait les cours, s'occupait des chiens de garde et dormait près du grand portail d'entrée, au cas où des voyageurs nocturnes s'annonceraient. Il travaillait par amour pour son maître, et la joie de sa vie était de le servir et d'être près de lui. Mais rien ne l'empêchait de le servir encore: les semaines passeraient plus vite s'il travaillait dur.

Effectivement, le temps passa vite. Les moutons furent tondus, la récolte rentrée et le raisin pressé. L'été tirait à sa fin et Fidélis descendait souvent dans la vallée, juste au cas où... Sûrement qu'il reviendrait bientôt! Fidélis ne s'attardait pas souvent dans les locaux réservés aux serviteurs, où on ne faisait que se quereller. On ne voyait pas souvent l'intendant et on chuchotait qu'il s'était installé dans l'appartement privé de son maître.

Les peupliers prirent une couleur dorée, et quand les premières pluies tombèrent sur la terre desséchée, le maître n'était toujours pas de retour. Il fut décidé que si jamais il revenait, ce ne serait pas avant le printemps: il était certainement allé outre-mer et c'était beaucoup trop risqué de traverser l'océan maintenant que la saison des tempêtes avait commencé. D'autres pensaient qu'il avait été attaqué par des brigands. Chacun faisait ce qui lui plaisait et travaillait pour son propre compte. Seul Fidélis se souvenait encore pour qui il travaillait et le faisait avec amour.

À suivre