Menaces dans la jungle

Résumé

Drupadi se souvient de la première visite du missionnaire Sahib Conway et de son fils Jack à Magadi. Le missionnaire est venu faire part aux villageois de son désir de leur parler de Dieu et il a promis de revenir pour connaître leur réponse.

Drupadi et Patel regardèrent la Jeep s'éloigner dans la direction d'où elle était venue. Une minute plus tard, on ne voyait déjà plus qu'un mince étendard de poussière qui s'amenuisait dans le lointain. Mais au village, les conversations n'allaient pas tarir de sitôt, tant cette surprenante visite avait causé d'émotion.

─ On ne va jamais les accepter ici, dit Drupadi à Patel, sans essayer de dissimuler sa déception devant son meilleur ami. Nos anciens ne vont jamais permettre qu'ils parlent d'un autre Dieu.

─ Peut-être que si, répondit Patel. Ils sont toujours avides d'entendre quelque chose de nouveau.

C'était bien Patél, l'éternel optimiste! Jamais il ne voyait une raison d'être préoccupé ou de se faire du souci.

La Jeep étant maintenant hors de vue, Drupadi rentra chez lui. La maison de sa famille était l'une des plus petites habitations du village; elle avait des parois de terre glaise auxquelles étaient fixées perpendiculairement des tiges de bambou, recouvertes d'un toit de paille. Une petite ouverture servait d'entrée: il fallait se baisser pour pénétrer à l'intérieur. Aucune porte ne protégeait du froid de la montagne. Tout en haut, une deuxième ouverture, plus petite, laissait entrer l'air et la lumière. La famille était pauvre, mais ils étaient des brahmanes1, et Mukerji, le père, était quelqu'un de très considéré au village. Même Sacuni lui demandait souvent conseil.

1 L'Hindouisme, la religion de l'Inde, divise la société en plusieurs castes, ou classes sociales. Les brahmanes constituent la plus haute caste. On appartient à une caste par sa naissance.

Drupadi espérait que son père ne serait pas à la maison car il craignait d'affronter sa réaction face aux récents événements. Malheureusement, il était là, ruminant ses pensées.

─ Sacuni et les autres ont l'intention d'autoriser l'accès de Magadi à cet étranger - à ce Sahib Conway, pour qu'il puisse parler de son Dieu à notre peuple.

Drupadi écoutait silencieusement. Il n'aurait jamais osé montrer à son père combien cette nouvelle le réjouissait.

─ Ils disent que ce serait un grand honneur pour notre village si la voiture venait régulièrement depuis l'autre côté des montagnes. Ils pensent que si on se laisse enseigner, le sahib nous permettra de monter quelques fois dans sa voiture, ou bien qu'il pourra nous apporter des objets de Chalama.

Drupadi se souvint que son cœur avait battu très fort lorsque la voiture était arrivée: il aurait donné beaucoup pour pouvoir monter dedans.

─ Ce qu'a dit le sahib était doux à mes oreilles, mon père, murmura Kittu respectueusement.

Drupadi vit que son frère aîné espérait autant que lui que les étrangers soient autorisés à venir enseigner au village. Mais une expression de crainte figea le visage sombre de leur père.

─ Ils vont induire notre peuple en erreur et faire venir la honte sur notre village! gronda-t-il, ravagé par l'inquiétude. Ils vont faire fondre sur nous la vengeance des dieux!

Drupadi frissonna. Il avait déjà souvent entendu parler de la vengeance des dieux. Si quelqu'un souffrait d'une maladie infectieuse ou mourait des suites d'une morsure du cobra sacré, son père prononçait invariablement la sentence: «Les dieux sont en colère!» C'est que les dieux devenaient méchants s'ils étaient contrariés et ils devaient assouvir leur soif de vengeance. C'était inéluctable.

─ Ils vont délibérer demain, dit Mukerji, et ses doigts osseux essuyèrent nerveusement quelques gouttes de sueur sur sa nuque.

─ Je les ai avertis, mais ils ne veulent pas m'écouter! Demain, ils vont décider de le laisser venir. Sa voix laissait percevoir toute sa contrariété. Ils ont tort! Ce n'est pas bien!

Interdiction d'écouter le sahib!

Le désir de Drupadi de revoir le sahib et son fils était si grand que, fatalement, il se persuadait que les anciens ne le permettraient jamais. Une chance pareille ne pouvait pas tomber sur lui! Elle ne pouvait pas se produire à Magadi! Son père saurait leur ouvrir les yeux, les anciens allaient y réfléchir toute la nuit et le lendemain ils prendraient la décision d'interdire à l'étranger l'accès au village pour y répandre son enseignement. Ils n'allaient certainement pas prendre le risque d'occasionner du trouble et de la confusion parmi les habitants.

Et pourtant... le sahib et son fils furent autorisés à revenir! Et tous les villageois se précipitèrent sur la place herbeuse du village pour les écouter. Tous - sauf Mukerji et quelques-uns de ses fidèles amis, manifestant ainsi leur désaccord.

─ Nous serons les seuls rescapés du scandale qui va s'abattre sur Magadi à cause de cette folle décision des anciens! remarqua Mukerji ce soir-là. Ses yeux lançaient des éclairs pendant qu'il dévisageait ses deux aînés d'un air méfiant. Ne vous aventurez jamais à proximité de cet homme blanc! M'avez-vous bien entendu?

─ Oui, mon père, répondit aussitôt Kittu. Un peu trop précipitamment, pensa Drupadi. Son acquiescement était plus destiné à adoucir son père qu'à exprimer une sincère approbation.

─ Moi non plus, je n'irai pas écouter le discours du sahib sur le Dieu étranger, promit finalement Drupadi.

Leur père hocha la tête avec satisfaction.

─ Les dieux m'ont donné des fils sages. Puissiez-vous incarner des êtres aimables et heureux dans votre prochaine vie1.

1 La doctrine de la réincarnation dit que les hommes, après leur mort, vont revenir h la vie dans un autre corps.

Drupadi avait promis à son père de ne pas aller écouter le sahib sur la place du village, mais Mukerji n'avait pas interdit de se lier d'amitié avec Jack.

Celui-ci l'intéressait d'ailleurs beaucoup plus que les enseignements sur le nouveau Dieu.

Patel et lui attendaient chaque semaine l'arrivée du garçon blanc avec une impatience croissante. Patel n'avait aucune gêne à accueillir chaleureusement Jack en plein centre du village; il parvenait toujours à se glisser à travers la foule jusqu'à la Jeep. Il semblait totalement indifférent à ce que tous les autres pouvaient penser de lui en le voyant tendre la main pour saluer son nouvel ami à la manière occidentale. Drupadi l'aurait certes volontiers imité, mais ce n'était pas possible. Chaque fois, il trouvait quelque raison valable pour ne pas aller avec lui à la rencontre de Jack. Une fois, il avait un message à transmettre de la part de son père, une autre fois il devait surveiller le bébé pendant que sa mère allait au marché, ou encore il allait aider Kittu à garder les chèvres.

─ On va jouer au ballon vers la rivière, cet après-midi? demandait-il alors à Patel. Je vous y rejoindrai dès que j'aurai fini.

D'autres fois, il donnait rendez-vous à ses amis derrière la forêt: comme personne n'osait s'y aventurer, le danger d'être repéré était quasi nul. Il se donnait beaucoup de peine pour que ses amis ne devinent pas qu'en fait il ne voulait pas se promener avec eux au village, par crainte de son père. Par moment, il avait peur qu'ils ne se doutent de quelque chose, mais comme personne ne lui posait de question, il continuait de garder son secret. L'essentiel était que son père n'apprenne pas qu'il passait ses après-midi avec le fils du missionnaire. Il n'aurait pas eu le courage d'en supporter les conséquences.

Drupadi avait beaucoup de plaisir à partager ces moments avec Jack. Il leur racontait tant de choses extraordinaires qu'ils n'osaient croire qu'à moitié! Il leur parlait de son pays d'origine, leur expliquait que les routes n'étaient ni détrempées pendant la saison des pluies, ni poussiéreuses pendant la saison sèche; qu'il ne faisait jamais trop chaud et jamais trop froid à l'intérieur des maisons; que l'eau coulait dans des bâtons de fer creux, comme des bambous, jusqu'à l'intérieur des habitations... Il leur parlait de lumières qui pendaient au plafond des chambres et qui rendaient les pièces claires comme en plein jour, même au milieu de la nuit la plus noire; d'armoires qui restaient si fraîches que tout ce qu'on y mettait gelait sous l'action du froid... Les deux jeunes Indiens parlaient souvent entre eux de cette lointaine contrée au-delà de la mer, et chaque fois, ils étaient impatients d'en entendre davantage.

Au bout de quelque temps, Drupadi constata un changement de comportement chez Patel. Certes, il venait toujours jouer avec eux au début de l'après-midi, pendant que le sahib faisait des visites dans les maisons. Ensuite, le missionnaire avait coutume d'installer son tableau de flanelle sur la place du village pour raconter des histoires de la Bible. A cette heure-là, Patel les quittait soudainement, même en pleine partie de ballon, et rentrait au village en courant.

─ Il faut que j'aille écouter ce qui s'est passé ensuite, expliquait-il seulement.

De temps en temps, Drupadi se frayait prudemment un che­min jusqu'à la place du village. Il se faufilait discrètement jusqu'à un endroit stratégique d'où il pouvait suivre le récit et voir sans être vu. Il aurait pré­féré ne pas avoir besoin de se cacher et s'asseoir avec Patel au premier rang. Mais avec un père comme Mukerji, il était bien obligé d'être prudent.

Un certain après-midi resta gravé dans la mémoire de Drupadi. Alors qu'il rentrait chez lui après la visite du missionnaire, son frère se précipita sur lui comme un rapace fond sur sa proie, avec un air menaçant.

─ Drupadi! (Il parlait à voix basse, mais son murmure vibrait de colère.) Tu as écouté le sahib alors que papa nous l'a interdit!

Le plus jeune tressaillit de peur et ses joues pâlirent. Il était découvert!

─ Qui te l'a dit?

─ Je t'ai vu, j'ai même vu que tu essayais de te cacher!

Drupadi était sous le choc; les paupières baissées, il réfléchissait intensément. Il avait pris tant de précautions pour que personne ne le remarque!

Dispute

─ De toute façon tu n'oseras rien dire à papa! répliqua Drupadi. Parce que toi aussi, tu y étais la semaine passée!

C'était vrai, il avait vu Kittu écouter le sahib. Visiblement, cette remarque lui fit peur - suffisamment pour tenir en bride sa langue un peu trop longue, espéra Drupadi.

─ Je n'aurai peut-être pas besoin de le lui rapporter moi-même, siffla Kittu. Il l'appren­dra sûrement par quelqu'un d'autre! D'ailleurs, sais-tu ce qui se raconte dans le village?

À suivre