Menace dans la jungle

L'histoire qui débute ce mois se déroule en Inde, et avant de plonger dans cette aventure, quelques mots d'introduction sont probablement nécessaires pour expliquer brièvement le système de castes de la religion hindoue.

Il y a quatre castes, ou catégories de personnes dans la religion hindoue: Brahman, Kshatriya, Vaisya et Sudra. On appartient à une caste par sa naissance.

Les brahmanes (c'est-à-dire les hommes appartenant à la caste Brahman) forment la plus haute caste, celle qui a autorité sur les autres.

Les intouchables ne font partie d'aucune caste. Ils sont donc exclus du système religieux hindou et fortement méprisés par les autres.

La doctrine de la réincarnation dit que les hommes, après leur mort, vont revenir à la vie dans un autre corps. Elle enseigne que les castes inférieures, en acceptant leur sort sans se plaindre, peuvent améliorer leur destin et espérer chaque fois une meilleure réincarn­tion, c'est-à-dire une meilleure vie future.

Il y a des dizaines de dieux hindous. Certains sont des animaux, comme la vache sacrée, ou le cobra sacré.

Voici en quelques mots la triste religion hindoue vers laquelle beaucoup d'Européens se tournent aujourd'hui!

Des Blancs à Magadi!

─ Attrape!

Pieds nus sur les cailloux au bord de la rivière, Drupadi tendait ses bras maigres en avant, comme le lui avait enseigné Jack, son nouvel ami américain. Drupadi, Patel et tous les garçons de Magadi, un village reculé de l'Inde, s'amusaient souvent à lancer des petits cailloux. Ils étaient capables d'atteindre leur cible avec une précision étonnante. Leur jeu préféré était d'effrayer un singe en lançant des pierres de façon à ce qu'elles frôlent ses oreilles. Le pauvre animal poussait alors un cri strident et s'enfuyait à toute vitesse, sautant de branche en branche en couinant de peur ─  ce qui faisait se tordre de rire les garçons! Viser avec exactitude ne leur posait aucun problème. Mais maintenant, ils s'essayaient à un nouvel exercice: rattraper le ballon de Jack Conway. C'était beaucoup plus difficile! Drupadi n'était même pas sûr d'y parvenir un jour.

Le jeune Américain était blond, musclé et bien bâti, ce qui le distinguait nettement de ses amis indiens: Drupadi et Patel étaient plutôt maigres et avaient la peau foncée. Jack rattrapait son ballon si naturellement qu'il leur semblait que chacun pouvait en faire autant sans difficulté. Mais chaque fois que Drupadi essayait, l'objet rond et lisse glissait entre ses doigts et roulait vers la rivière, de sorte qu'il passait le plus clair du temps à courir pour le récupérer.

Quel émoi au village quand le jeune Blanc et son père étaient arrivés! Avec leur voiture, ils avaient passé le col ─ le seul moyen d'accès à Magadi ─ et emprunté la route cahoteuse qui descend en lacets jusqu'au fond du cirque de montagnes où se trouve le village. Patel avait vu de loin un nuage de poussière virevolter vers le ciel, et il avait donné l'alerte.

─ Nous avons de la visite!

Sa voix stridente fit surgir des têtes curieuses de dessous tous les toits de paille des maisons du village; autant de paires d'yeux noirs se mirent à scruter en direction du col pour apercevoir la voiture qui soulevait toute la poussière du chemin. C'était très rare que quelqu'un vienne à Magadi en véhicule à moteur.

─ Nous avons de la visite!

La Jeep fit enfin son entrée dans le village. Elle était petite mais robuste; elle n'avait pas de toit, seulement un pare-brise. Tous les habitants s'attroupèrent autour des nouveaux arrivants et de leur bruyant véhicule. Les anciens du village et les hommes de Magadi se tenaient aux premiers rangs; Drupadi, Patel et leurs amis s'agglutinaient juste derrière, pour pouvoir observer ces étrangers d'aussi près que possible et pour entendre ce qu'ils allaient leur dire. Les femmes et les petits enfants étaient accroupis à la dernière rangée de l'attroupement, non moins curieux mais plus timides.

Drupadi observait le conducteur du véhicule. Son père, Mukerji, lui avait souvent parlé des Blancs qui étaient jadis venus au village. C'était de nombreuses années auparavant et jamais il n'avait pensé en voir un jour de ses propres yeux! Et aujourd'hui, il y en avait deux ─ juste devant lui!

La mâchoire de Drupadi se contracta involontairement lorsqu'il vit le conducteur descendre de son siège: c'était un géant! Drupadi n'avait jamais vu quelqu'un de si grand et avec des épaules aussi larges. Cet étranger devait être aussi haut qu'un niagroda1, qu'une vache sacrée ou qu'un éléphant surplombé de son cornac! «Je n'aimerais pas recevoir un coup de poing de sa part», songea Drupadi. L'Américain se rendit vers Sacuni, l'homme le plus sage et le plus puissant du village.

1 Sorte d'arbre.

Alors l'attention de Drupadi se dirigea vers l'autre visiteur. C'était un jeune garçon du même âge que lui, mais de constitution plus robuste. Ses cheveux étaient presque aussi clairs que sa peau et ses yeux brillaient comme des petits éclats de ciel bleu. Il était à peu près de la même taille que Drupadi et son sourire montrait qu'il recherchait l'amitié.

Alors que le grand homme blanc parlait avec Sacuni et les autres responsables du village, son fils remarqua qu'il était observé par Drupadi. En parfait Indien, Drupadi aurait préféré tourner le dos et prendre la fuite, mais il y avait tant de personnes autour de lui que c'était impossible. Il eut soudain très chaud et une tache rouge foncé se répandit sur ses joues: c'était précisément vers lui que le jeune étranger se dirigeait!

─ Salut, lui dit le Blanc en dialecte indien.

«Il parle de façon plutôt bizarre», pensa Drupadi. Mais il devait avouer qu'il comprenait ce qu'il lui disait.

─ Salut.

Il appuya les paumes de ses mains l'une contre l'autre, les doigts vers le haut, et se pencha légèrement en avant. C'était une salutation très respectueuse, mais plutôt destinée aux adultes. Il ne savait pas très bien comment il devait parler et se comporter avec ce garçon qui était si différent de lui.

─ Je m'appelle Jack, Jack Conway.

Jack. Le mot ne faisait pas partie du vocabulaire de Drupadi, mais il sonnait bien. Il l'aurait- volontiers répété, cependant il n'osa pas.

─ Et toi, comment t'appelles-tu?

Il hésita. Il était tellement déconcerté par cet étranger et par le fait que c'était précisément à lui qu'il s'adressait, qu'il n'avait pas même pensé que ce dénommé Jack attendait maintenant de connaître son prénom.

─ Je m'appelle Drupadi.

Entre-temps, Patel s'était approché d'eux en jouant des coudes à travers la foule, car il voulait lui aussi s'adresser au nouvel arrivé. Il n'avait rien de la retenue de Drupadi, il était au contraire téméraire comme un tigre. Il n'y avait pas la moindre trace de crainte dans ses yeux lorsqu'il dit à Jack:

─ C'est moi qui vous ai vu en premier. J'ai vu la poussière sur la route qui descend du col, et j'ai crié assez fort pour que tout le monde m'entende.

─ Salut, dit Jack encore une fois en tendant sa main en avant d'une façon bizarre. Salut Drupadi.

Instinctivement, Drupadi recula ─ jusqu'à ce qu'il butte contre quelqu'un.

─ C'est comme cela qu'on se salue dans le pays d'où je viens, expliqua Jack en lui prenant la main et la secouant vigoureusement.

«C'est une bien curieuse salutation», pensa le jeune Indien. Entre garçons, on pouvait peut-être avoir la coutume de se saluer ainsi. Mais il trouvait qu'il n'y avait pas grand-chose du respect qui convenait envers les anciens ou les étrangers considérés. Il aurait bien voulu questionner Jack à ce sujet, mais il ne le fit pas, car cela aurait été impoli, et un Indien se devait d'être toujours d'une grande politesse et plein de respect envers les étrangers. Patel se conduisait d'une façon si bruyante et vantarde que Drupadi en avait honte pour lui. Mais Jack n'avait pas l'air de le remarquer.

─ Le trajet dans la montagne ─  pour venir ici depuis Chalama est long et pénible, dit-il.

Le regard perçant, Patel se renseigna:

─ Pourquoi viens-tu à Magadi?

─ Mon père est en train de discuter avec vos anciens pour savoir s'il a le droit de venir enseigner dans votre village.

Le corps mince de Drupadi se redressa. Qu'avaient-ils besoin d'un étranger pour cela? Ils étaient bien capables de s'instruire eux-mêmes! C'était le rôle des vieux et des sages du village. Ils enseignaient aux jeunes les préceptes du peuple, la doctrine des dieux et des esprits, et aussi l'offrande des sacrifices et des prières au Temple du Rocher. Mais que pouvaient donc en savoir ces visages pâles s'ils n'étaient encore jamais venus à Magadi?

Les yeux noirs de Patel se plissèrent de perplexité; on ne voyait plus qu'une fente interrogative:

─ Et qu'est-ce que vous voulez enseigner?

─ Mon père veut parler de Dieu à votre peuple, répondit simplement Jack.

Drupadi trouvait cela de plus en plus bizarre. Ils possédaient déjà de nombreux dieux et les esprits du monde invisible. Il y avait les vaches sacrées, Tacsaca, le roi des serpents, et Kali, le mauvais esprit. Avaient-ils besoin de connaître encore d'autres dieux?

Le jeune Indien se posait toutes ces questions en silence. Il ne fallait pas que Jack Conway devine quelque chose de ses réflexions. Néanmoins, ce jeune étranger lui inspirait de la sympathie; maintenant il espérait même qu'il deviendrait son ami.

Mais jamais les anciens ne consentiraient à ce que cet étranger vienne régulièrement au village pour parler d'un autre Dieu, poursuivait-il intérieurement. N'avait-il pas entendu son père dire que tous ceux qui n'adorent pas au Temple du Rocher étaient des fauteurs de trouble? Et il avait le pressentiment que ces étrangers n'iraient jamais là-bas pour sacrifier ou pour prier. Mais si les anciens ne permettaient pas à Sahib1 Conway d'enseigner à Magadi, il ne viendrait plus jamais au village avec son fils. Cette pensée chagrina Drupadi. Finalement, il l'aimait bien, ce Jack, et il avait envie de mieux le connaître.

1 Expression respectueuse signifiant «Monsieur».

Un moment plus tard, le géant se tourna vers son fils et lui adressa des sons si étranges que Drupadi en resta la bouche bée. Jamais auparavant il n'avait entendu un tel langage! C'était incompréhensible! Mais Jack semblait avoir compris car il lui répondit dans le même baragouin. Puis il se tourna à nouveau vers Drupadi et Patel et leur dit:

─ Mon père dit que nous devons rentrer à présent.

Patel tendit sa main sombre et serra celle de Jack, comme s'il n'avait jamais salué autrement. Drupadi aurait bien aimé faire comme lui, mais il n'en eut pas le courage. Il craignait que l'étranger le prenne mal; il ne voulait en aucun cas le blesser.

─ Reviendras-tu? parvint-il à articuler d'une voix rauque, alors que son nouvel ami grimpait dans la Jeep.

─ Nous reviendrons pour connaître la réponse des anciens.

À suivre