La Fuite

A. Van der Jagt

Le grand-père et le père de la fillette que Camille a sauvée de la noyade ont désiré prouver leur reconnaissance envers les trois enfants en les amenant jusqu'en Hollande avec leur bateau. C'est donc sans encombre qu'ils ont pu atteindre leur nouvelle patrie, et nous les retrouvons au port de la ville de Vlissingen où ils ont toutes les peines du monde à se débarrasser d'une bande d'enfants qui les ont encerclés en se moquant de leur habillement et de leur langage.

Jean commençait lui aussi à être irrité par leur attitude, quand une aide inattendue se présenta en la personne d'un monsieur qui avait dû remarquer que Manette était sur le point de fondre en larmes. Il dispersa les gamins en les gratifiant de quelques paroles sévères et s'adressa à Jean en hollandais. Comme Jean ne le comprenait pas et lui répondit en français en lui demandant où ils pourraient trouver une auberge, l'homme haussa les épaules et fit mine de partir. Camille sauva la situation. Il attira l'attention de l'homme en s'agrippant à sa manche et en mimant le geste de porter quelque chose à sa bouche. Puis il frotta son estomac comme s'il était repu avec une grimace de satisfaction si réussie que tous éclatèrent de rire. L'homme sourit aussi et comprit apparemment les mimiques de Camille, car il les conduisit à une bâtisse dont la porte était surmontée d'une grosse ancre. Il l'ouvrit et poussa les trois enfants à l'in­térieur avant de s'en aller.

Ils se retrouvèrent dans une grande salle de bar, où quelques hommes assis buvaient leur bière. L'un d'eux se leva et leur demanda ce qu'ils désiraient. Devinant qu'il devait être l'aubergiste, Jean lui demanda à manger en français, espérant cette fois-ci être compris, mais sans plus de succès: l'homme haussa les épaules et ouvrit les paumes de ses mains pour montrer qu'il ne parlait pas cette langue. Ils répétèrent leur demande avec le langage des signes qui avait déjà fonctionné une fois. L'aubergiste répondit en frottant son pouce sur sa main, comme s'il comptait de l'argent. Jean sortit immédiatement sa bourse et lui montra clairement ce qu'elle contenait. Avec un bon sourire, l'homme les conduisit alors à une table.

Ils ne purent se retenir de rire! C'était vraiment cocasse de ne pas comprendre les gens et de devoir faire des gestes pour s'exprimer!

─ Mais comment allons-nous trouver où vivent les huguenots? s'inquiétait Jean, pas très sûr de lui.

─ Eh bien, essayons d'expliquer à l'aubergiste que nous sommes huguenots en lui montrant notre croix huguenote, suggéra Camille.

─ Oui, cela pourrait marcher. De toute manière, que pouvons-nous faire d'autre? répondit Jean, hésitant.

La Hollande devait effectivement être un pays riche, à voir la quantité de nourriture que l'on plaça sur leur table! Mais avant d'entamer leur festin, Jean raconta lentement et distinctement à l'aubergiste leur histoire et lui montra la croix huguenote. D'abord, l'homme ne comprit pas un mot de tout ce que lui racontait son jeune client, mais le mot huguenot et la vue de la médaille captèrent son attention. Quand Jean eut terminé, il pointa son doigt dans leur direction et répéta:

─ Huguenots?

─ Oui, oui, répondirent les trois enfants en hochant vigoureusement la tête.

L'homme murmura quelque chose, et, s'ils avaient pu en saisir le sens, ils auraient compris: «Pauvres enfants». Tout le monde en Hollande connaissait le sort réservé aux huguenots français et l'aubergiste réalisa que les enfants en face de lui avaient fui leur pays et avaient besoin d'aide.

Avec un sourire encourageant, il leur fit signe de commencer à manger, caressa les cheveux de Manette et les laissa savourer leur repas. Les enfants n'étaient pas sûrs d'avoir été bien compris, mais ils se mirent tout de même à déguster les mets qui leur avaient été présentés. Durant leur repas, l'aubergiste qui était très occupé à servir ses clients ne réapparut pas, mais une jeune fille vint s'assurer qu'ils ne manquaient de rien. Quand ils furent rassasiés, ils lui firent signe qu'ils étaient prêts. Elle vint débarrasser la table et disparut. Ils attendirent près d'une demi-heure que le tenancier vienne leur présenter l'addition. Jean s'impatientait.

─ Il doit nous avoir oubliés, dit-il aux deux autres. Je vais aller le payer maintenant. Puis nous chercherons quelqu'un qui parle français, ou du moins qui le comprenne. Peut-être aurons-nous plus de chance près du port. Les marins qui voyagent sauront probablement quelques mots.

Mais Camille n'était pas du même avis. Il pensait qu'il serait plus sage de passer la nuit dans cette auberge et de débuter leurs recherches le lendemain seulement, parce qu'ils étaient fatigués et qu'il fallait bien dormir quelque part.

Jean ne fit pas attention à sa remarque, se leva, prit de l'argent dans sa poche et traversa la salle. Camille et Manette n'eurent pas d'autre choix que de le suivre.

L'aubergiste était occupé avec d'autres clients. Jean attendit qu'il eut fini, s'approcha et lui montra son argent pour lui faire comprendre qu'il désirait régler la note. Mais l'homme secoua la tête et les reconduisit à leur table. Il les fit s'asseoir et retourna servir d'autres personnes.

─ On dirait qu'il aimerait qu'on attende, suggéra Manette. Peut-être a-t-il envoyé un mes­sage à quelqu'un qui parle notre langue...

Ils attendirent longtemps et passèrent le temps en observant les allées et venues des clients. Puis la porte s'ouvrit une fois encore pour laisser entrer un homme différent des autres. D'une grande stature, vêtu de noir, le visage rond et sympathique, il demanda quelque chose à l'aubergiste d'une forte voix. En lui répondant, ce dernier lui désigna les enfants. Le nouveau venu se dirigea vers eux, attrapa une chaise libre et s'assit à leur table.

Les enfants qui ne savaient pas trop à quoi s'en tenir furent très heureux de l'entendre s'exprimer dans leur langue maternelle. Il avait un accent étranger mais ils le comprenaient bien. Il raconta que l'aubergiste l'avait fait chercher en lui disant que des enfants huguenots étaient arrivés dans son établissement. Il leur expliqua qu'il était pasteur de l'église réformée de Vlissingen et qu'il s'était dépêché de venir pour écouter leur histoire et voir s'ils avaient besoin d'aide. D'abord intimidés, les trois enfants perdirent très vite leur sentiment d'embarras et lui racontèrent toutes leurs aventures.

Cela prit un certain temps, mais le ministre les écouta patiemment, posant de temps à autre une question pour leur faire préciser certains détails. Après avoir été ainsi mis au courant, il les félicita de leur persévérance et leur dit toute sa joie d'apprendre qu'il y avait encore en France des croyants qui ne reniaient pas le Seigneur Jésus et avaient le courage de fuir, en mettant toute leur confiance en Lui. Quand il se tut, Jean estima que c'était à son tour de recueillir des informations et il demanda poliment s'il y avait d'autres huguenots dans la région et, le cas échéant, comment les rencontrer, car ils ressentaient le besoin de leur demander conseil. Le pasteur leur expliqua alors qu'il n'y avait pas de huguenots à Vlissingen. La plupart vivaient à Amsterdam, où ils pouvaient même tenir leurs cultes dans une grande église!1 Il comprenait que les enfants étaient pressés de les rencontrer, mais il leur conseilla de rester à l'auberge quelques jours. Ils n'avaient pas besoin de se faire du souci pour la nourriture ou le logement, car lui-même, le pasteur, les prendrait en charge aussi longtemps qu'il le faudrait.

1 Beaucoup de huguenots avaient fui vers l'Allemagne, l'Angleterre a lu Hollande, où ils reçurent de nombreux privilèges. Par exemple, ils étaient exempts de taxes pour plusieurs armées, et la ville d'Amsterdam prenait en charge la cons­truction de leurs maisons.

─ La première chose à faire est de vous procurer des habits en meilleur état que les vôtres, car vous avez l'air de petits mendiants! Il faut surtout trouver une jolie robe pour Manette, car il n'est pas convenable qu'une fillette se promène en vêtements de garçons.

─ Vous avez raison, admirent les garçons. Nous allons en acheter une tout de suite. Pouvez-vous nous indiquer un magasin où on parle français?

─ Oh! non, vous n'allez pas faire cela! répondit le ministre, amusé de leur hâte. Vous devez commencer par apprendre à économiser. Je doute que vous ayez beaucoup d'argent à dépenser. Savez-vous ce que je vais faire? Ce soir, j'enverrai quelqu'un vous apporter de bons habits. Ils ne seront pas neufs, bien sûr, mais ils feront l'affaire. De plus, vous pouvez rester là tous les trois pendant quelques jours, car je dois avertir le Conseil de la ville de votre présence. Ils s'occuperont de votre cas et décideront ce qu'il convient de faire!

Et sans attendre la réponse, il se retourna sur sa chaise et tonitrua:

─ Hannes!

L'aubergiste, occupé à l'autre bout de la salle, leva immédiatement les yeux et arriva. Après un court dialogue, le ministre informa les enfants que tout était arrangé. Manette pouvait dormir avec une des employées et les garçons occuperaient une chambre libre. Ils prendraient tous leurs repas à l'auberge, sans avoir à délier leur bourse. En retour, ils donneraient un coup de main, si nécessaire. Et cela les aiderait à apprendre le hollandais. Enfin, il les invita pour le lendemain à midi, car il avait envie de leur présenter sa femme.

Les enfants le remercièrent chaleureusement, mais il les arrêta tout de suite en leur disant qu'il était serviteur du même Seigneur, Celui qu'ils suivaient. Et, sur ces mots, il les quitta.

Deux jours plus tard, le secrétaire du Conseil de la ville consigna dans le procès-verbal de la réunion du jour la décision d'accorder les fonds nécessaires aux enfants pour leur transfert à Amsterdam. Les membres du Conseil furent très émus à l'ouïe du récit de tous les périls que les enfants avaient endurés pour le nom du Seigneur Jésus Christ, mais émerveillés de la manière dont ils avaient été conduits et gardés dans leur cœur.

À suivre