La fuite

A. Van der Jagt

Camille a sauvé une fillette de la noyade, et son grand-père a invité les trois enfants pour la nuit. Pendant la soirée, il leur a raconté ses expériences de pêcheur et leur a avoué avoir passé deux années sur une galère. Jean n'a pu s'empêcher de lui révéler que son père se trouvait sur une galère, parce qu'il était huguenot.

Le lendemain, le vieil homme a demandé à Jean la faveur de rester un jour de plus et de prendre soin de sa petite-fille Suzette pendant qu'il irait à la rencontre de ses fils et beau-fils.

Le grand-père suggéra d'aller réveiller les autres. Vingt minutes plus tard, tout le monde était habillé et se mettait gaiement à table. Après le petit-déjeuner, ils sortirent faire une promenade et, quand ils rentrèrent, le vieillard leur montra comment raccommoder des filets de pêche.

En fin d'après-midi, il les quitta, non sans leur avoir donné des instructions pour le dîner et recommandé d'aller au lit de bonne heure!

Les garçons avaient l'impression qu'ils venaient de s'endormir quand ils se réveillèrent tous deux en sursaut. Des bruits de pas et de voix qui murmuraient leur parvenaient de l'extérieur. Ils sautèrent du lit, habitués qu'ils étaient aux situations dangereuses et imprévues. Encore à moitié endormi, Jean se demandait de qui il pouvait bien s'agir... Etait-ce grand-père avec ses fils et son gendre ou des étrangers qui auraient perdu leur chemin? La porte s'ouvrit et trois hommes entrèrent, mais il faisait trop sombre pour reconnaître leur identité. L'un d'eux portait une lanterne.

— Vous êtes réveillés? demanda grand-père avec surprise. Je m'attendais à vous trouver endormis! Mais c'est mieux comme cela. Attendez, laissez-moi allumer le feu. L'homme à la lanterne s'approcha du foyer, sortit la bougie allumée de son abri et mit le feu aux bûches.

— Père, dis-moi lequel a sauvé Suzette avec tant de courage, demanda l'un des hommes. Le grand-père pointa son doigt en direction de Camille et dit:

— C'est lui le petit rat d'eau qui a sauté à la mer et repêché notre enfant chérie!

— Camille, je ne sais pas comment te montrer ma gratitude! dit-il en posant sa main sur l'épaule du garçon. Ou plutôt si, se reprit-il en riant, je sais exactement comment je vais pouvoir te prouver ma recon­naissance. C'est d'ailleurs pour cette raison que je suis venu ici ce soir. Père nous a raconté votre souci d'atteindre la Hollande avant l'hiver et nous avons le projet de vous y emmener sur notre bateau! Dépêchons-nous, dites aux filles de s'habiller rapidement, car nous n'avons pas de temps à perdre! La marée est déjà en train de remonter et nous devons absolument être à bord quand elle sera à son plus haut point. Si nous ne sommes pas assez rapides, nous devrons attendre douze heures, parce que nous ne pouvons pas partir à marée basse: le bateau serait trop loin sur la plage et nous n'aurions pas assez de force pour le pousser jusqu'à l'eau. Habillez-vous aussi chaudement que vous le pouvez, car sur la mer il fera froid. Que font les filles? Dites-leur de se hâter!

Trop étourdis de joie, les garçons ne savaient que dire. Quelle immense surprise, quelle merveilleuse réponse! Parvenir en Hollande si rapidement! C'était tout simplement incroyable...

Le bruit et les voix excitées avaient tiré les fillettes de leur sommeil. Manette, comprenant tout de suite l'urgence de la situation, commença à habiller Suzette, qui n'était qu'à moitié réveillée. Mais la vue de son père acheva de la tirer complètement du sommeil. Elle courut vers lui et se jeta dans ses bras, riant et pleurant:

Je savais que tu viendrais ce soir, grand-papa me l'avait dit!

Après avoir embrassé sa fille, le père lui enjoignit de s'habiller bien vite.

— J'ai une surprise pour toi, lui dit-il sur un ton de confidence. Ne t'avais-je pas promis de te prendre en mer quand tu serais une grande fille? Eh bien, si tu arrives à te dépêcher, nous te prendrons avec nous en bateau!

A ces mots, la fillette saisit ses habits et se mit à les enfiler avec une hâte qui traduisait bien son excitation!

Les enfants furent prêts en un clin d'œil et bientôt ils se dirigèrent vers la rive en compagnie de leurs nouveaux amis. Quand ils furent près de l'embarcation, Jean entendit l'un d'eux murmurer qu'ils étaient juste à temps. Il observa le bateau et constata qu'il était de petite taille. Il avait été hissé sur la rive et l'avant était pris dans le sable tandis que l'arrière était à l'eau.

Enjamber le bord n'était pas chose facile, mais avec l'aide des pêcheurs, même les filles y parvinrent. L'homme qui était resté dans le bateau leur dit:

— Je commençais à me demander ce que vous faisiez, mais heureusement, vous êtes arrivés! Nous pourrons partir d'ici une demi-heure.

Il faisait encore bien sombre et les hommes firent entrer les enfants dans une petite cabine éclairée par deux bougies. Ils n'avaient encore jamais vu une chambre aussi drôle! Des filets de taille réduite étaient suspendus aux parois, ainsi que d'autres objets qui leur étaient inconnus. Des bancs longeaient les murs et chacun s'assit, à part les filles qui étaient bien trop excitées pour rester tranquilles: elles n'arrêtaient pas de courir d'un bout à l'autre en regardant partout!

— Pourquoi ces filets sont-ils suspendus là? s'enquit Manette.

— Ce ne sont pas des filets, ce sont nos lits! répondit en souriant l'un des hommes. Quand la nuit vient, nous les accrochons sur la paroi d'en face et nous dormons dedans. Vous pouvez vous y installer. Demain sera une longue journée et je ne crois pas que vous avez trop dormi pour aujourd'hui!

Tout en parlant, il préparait le hamac et il invita les fillettes à grimper. Manette, ravie de ce lit tout nouveau pour elle se hissa la première. Mais elle fit un tour sur elle-même et, avant de comprendre ce qui lui arrivait, elle se retrouva par terre, ses genoux heurtant durement le plancher. Tout le monde éclata de rire. Jean et Camille essayèrent à leur tour. Ils firent pourtant de leur mieux mais n'y parvinrent pas plus qu'elle. Le hamac tournait sur lui-même de façon incompréhensible! Après plusieurs essais, ils se trouvèrent enfin installés!

Après avoir hissé la grande voile, les hommes remontèrent l'ancre, le vent gonfla les voiles et le bateau se mit à naviguer en direction du large. Les voilà partis en direction de la Hollande, terre de leur liberté!

Les enfants jubilaient et voulaient profiter à fond de leur premier voyage en mer. Ils furetaient partout et posaient d'innombrables questions aux pêcheurs qui leur répondaient avec la plus grande patience.

Une fois que le bateau avait trouvé sa vitesse de croisière, il y avait peu à faire. De temps à autre, les hommes changeaient légèrement de direction, ou réajustaient les voiles pour profiter pleinement du vent, mais c'était tout. Grand-père n'avait rien à faire et les enfants s'assirent près de lui et restèrent là toute la journée, contemplant la mer calme et jouissant du beau temps.

Au bout d'un bon moment, Jean lui demanda s'il était déjà allé en Hollande et le brave homme qui raffolait raconter des histoires commença aussitôt à leur rapporter tout ce qu'il savait de la Hollande et de ses habitants. Jean, Camille et Manette écoutaient bouche bée les récits du grand-père, et posaient mille et une questions. M. Desjardins était tout disposé à leur répondre, et l'après-midi passa très rapidement.

Quand le grand-père se tut, le soleil était déjà couché. Il prépara le souper, puis ils se mirent au lit. Ils dormirent très bien cette nuit-là, car la légère brise d'air salé les berçait dans leurs hamacs et ils ne pouvaient s'empêcher de fermer les paupières.

Chapitre 20 - Hospitalité hollandaise

Le lendemain de bonne heure, une petite barque déposa Jean, Camille et Manette sur une plage de sable. Regardant leurs amis qui s'éloignaient lentement, les-enfants leur faisaient de grands signes de la main. Les pêcheurs n'avaient pas jugé prudent d'accoster dans un port hollandais et avaient préféré les faire débarquer sur une côte sauvage. Grand-père et Suzette les avaient accompagnés sur la terre ferme. Ils dirent aux enfants qu'ils trouveraient, à une demi-heure au sud, une grande ville appelée Vlissingen. S'ils suivaient la côte, ils ne pourraient se perdre. Après quelques paroles d'adieu, Suzette et son grand-père remontèrent dans la petite barque pour rejoindre leur bateau.

Les petits émigrants restèrent là à scruter l'horizon jusqu'à ce qu'ils ne distinguent plus l'embarcation. Puis Jean dit:

Quel dommage, nous ne les reverrons probablement plus... N'oublions jamais leur gentillesse et la manière dont ils nous ont aidés! Espérons que d'ici quelques années la France ne nous sera plus hostile et que nous pourrons leur rendre visite...

Il ajouta qu'ils devaient aussi être reconnaissants envers le Seigneur d'être enfin parvenus au but de leur voyage, la Hollande, et suggéra de le remercier à l'endroit même où ils avaient posé le pied dans ce pays. Camille et Manette l'approuvèrent aussitôt; tous trois s'agenouillèrent dans le sable et Jean rendit grâces au Seigneur pour sa bonté qui avait tout conduit à bonne fin. Après la prière, ils restèrent silencieux. Ils avaient de la peine à réaliser que le pire de leur périple était derrière eux. Finalement, Camille dit en sou­riant:

— Alors, qu'en pensez-vous? Est-ce que nous ne ferions pas mieux de nous mettre en route au lieu de rester plantés là à ramasser de la poussière?

— Attrape-nous, si tu peux, traînard! le défia Jean, avant même qu'il eut fini de parler. Et saisissant la main de Manette, il l'entraîna dans une course folle le long de la plage. Camille ne perdit pas de temps et leur courut après aussi vite que ses jambes pouvaient le porter. Mais ils ne purent tenir ce rythme très longtemps, ils ralentirent bientôt leur allure et poursuivirent leur chemin en direction du sud, le cœur léger à la pensée que toutes leurs difficultés et leurs soucis avaient pris fin.

Il leur fallut un peu plus d'une heure pour atteindre Vlissingen. Pendant tout le trajet, ils discutèrent de la suite à donner à leur voyage. Grand-père leur avait bien dit qu'il y avait beaucoup de huguenots et ils avaient le sentiment que, s'ils en rencontraient, ceux-ci les aideraient. Mais comment faire pour les trouver? Impossible d'interroger les gens dans la rue puisqu'ils ne parlaient pas la même langue! Ils ne savaient vraiment pas quelles démarches entreprendre... Finalement, quand ils entrèrent dans la cité, Jean avait décidé de se renseigner dans une auberge convenable.

Durant leur longue marche, ils avaient traversé beaucoup de villes et villages, et même Paris, mais ils n'avaient jamais vu de ville qui les fascine comme celle-là. Les maisons étaient toutes de briques, les gens bien nourris et bien habillés. Les rues étaient très animées et chacun semblait se donner pleinement à son travail. Tout donnait une impression de prospérité et de richesse.

Ils avaient suivi le flot des piétons et étaient arrivés par hasard au port. Quel spectacle! Captivés, ils contemplèrent les nombreux bateaux qui mouillaient dans la rade. Il leur semblait que les embarcations du monde entier s'étaient réunies là, des petites barques de pêche aux gigantesques «châteaux des mers» qui parcouraient le monde. Chacun était affairé à charger ou décharger des marchandises. Bon nombre de marins à l'allure débraillée déambulaient, se mêlant à la foule industrieuse.

Les trois amis étaient très intéressés par toute cette vie portuaire, bien qu'un peu inquiets. Malheureusement, ils étaient la cible des enfants de la ville qui, ayant remarqué qu'ils étaient étrangers, leur lançaient des quolibets et des moqueries touchant leurs habits et leur langage. Ils essayèrent d'abord de les ignorer, mais quand un véritable groupe se fut formé derrière eux, cela ne fut plus possible. Furieux, Camille se retourna plusieurs fois en leur criant de retourner chez eux, mais ils imitèrent les mots français et se rapprochèrent davantage.

À suivre