Le premier amour, l'amour fraternel et la vérité

Henri Rossier

Ceux qui ont à cœur le témoignage de notre Seigneur Jésus Christ constatent avec joie et actions de grâces le mouvement considérable qui s'est produit dans ces dernières années1 pour la propagation de l'Évangile. Le trait caractéristique de ce mouvement ne date que de cent ans environ. Actuellement un très grand nombre d'évangélistes reconnaissent la libre action de l'Esprit de Dieu, en dehors de toutes les prétentions cléricales qui jusqu'alors avaient entravé cette œuvre.

1 Traité écrit en 1914, réédité en 1994.

Depuis les premiers jours où cette liberté de l'Esprit n'était reconnue, proclamée et pratiquée que par quelques-uns, elle a fait du chemin; elle n'est plus combattue, ni désapprouvée, surtout en pays protestant. Cependant le système clérical prévaut encore en une large mesure dans les missions protestantes en pays païen.

Bientôt pourtant, tout esprit sérieux engagé dans l'œuvre bénie de l'évangélisation se rend compte que sauver des âmes n'est pas le seul but des ouvriers du Seigneur. Les nouveaux convertis sont sans armes et sans défense contre l'Ennemi, comme des enfants qui viennent de naître. Quand le Seigneur, par la conversion, les a sortis du monde, ce dernier fera tous ses efforts pour mettre de nouveau la main sur eux; et d'autre part, les systèmes religieux dans lesquels beaucoup d'entre eux sont nés ou ont été convertis, et qui de fait ne sont autre chose que le monde déguisé sous le vêtement respectable de la profession chrétienne, — ces systèmes les retiennent par mille liens d'habitude, de parenté, de société, et souvent par l'édification qu'ils y ont trouvée. Devant les dangers que courent ces âmes jeunes encore dans la foi, ceux qui ont réellement à cœur les brebis du Seigneur sentent le besoin de les mettre à l'abri au sein de la famille de Dieu, et de leur faire comprendre la vraie place que tout chrétien doit occuper dans l'Assemblée, corps de Christ ici-bas.

Lorsque ces jeunes âmes ont conscience des dangers qu'elles courent, nous les entendons souvent, après la première joie du salut, se poser ces questions angoissantes: «Que dois-je faire? vers qui me tourner? Dois-je, comme on me le conseille, demeurer dans le milieu où j'ai été converti, catholique ou protestant? sinon, à qui me joindrai-je?» Il est facile de leur répondre comme Abraham à Eliézer: «Tu iras dans mon pays et vers ma parenté». Garde-toi de faire retourner mon fils dans le pays d'où je suis sorti (Genèse 24). C'est-à-dire: ne retourne pas au monde dont Dieu t'a tiré; recherche la famille de Dieu. Mais, avec cette parole, la difficulté est loin d'être aplanie. Comme l'Esprit de Dieu ne s'est pas borné de nos jours à élargir les barrières cléricales qui entravaient l'évangélisation, mais, en beaucoup d'endroits, les a renversées, de même il lui a plu de réveiller, un peu partout, les cœurs des enfants de Dieu, pour les engager à se réunir uniquement comme croyants et non sur le pied d'une vaine profession. L'âme sérieuse éclairée sur ce point sent qu'elle ne peut pas rester associée avec une profession sans vie, et cherche des associations d'enfants de Dieu réunis par une commune foi. Elle en trouve de tous côtés, mais constate avec tristesse que ces associations chrétiennes sont séparées les unes des autres. À laquelle se joindre? L'âme constate alors que la qualité d'enfant de Dieu ne suffit pas à ces associations, mais que chacune d'entre elles est établie à côté de cela sur d'autres principes qui en font des corps ou des corporations différenciés des autres, ainsi des baptistes, des méthodistes, etc., etc. Elle soupire après un guide sûr pour la conduire à travers ce dédale. La parole de Dieu devient pour elle ce guide incontestable. Cette parole met en lumière tout ce qui, dans ces diverses associations, répond ou ne répond pas à la pensée de Dieu, et le croyant guidé par le Saint Esprit ne tarde pas à le discerner.

Le désir sincère d'obéir à la pensée de Dieu, révélée dans sa parole, empêche donc le croyant de se joindre à ces diverses dénominations. Il a trouvé dans les Écritures un guide infaillible qu'il est tenu de suivre. Il ne lui suffit plus désormais de chercher la communion des enfants de Dieu sur la base d'une commune foi, mais il a besoin de la trouver sur la base de toute la parole de Dieu, celle-ci ne formant qu'une unité divine. En consultant cette Parole, il apprend que les chrétiens ne sont pas seulement réunis par une foi et une origine communes, comme nés de Dieu, mais qu'en vertu de la mort et de la résurrection de Christ, ils sont formés tous ensemble en un seul corps par le Saint Esprit qui les unit à Christ, Tête céleste de son corps sur la terre. Il se rend compte de l'immense importance de cette unité du corps de Christ, puisque Dieu l'a établie dans ce monde pour la gloire de son Fils — «Il y a un seul corps et un seul Esprit» (Éphésiens 4:4) — et qu'elle subsistera éternellement comme «la plénitude de celui qui remplit tout en tous» (Éphésiens 1:23). Il comprend aussi qu'il est de toute nécessité de réaliser pratiquement cette unité selon la recommandation qui nous est faite de «nous appliquer à garder l'unité de l'Esprit par le lien de la paix». Il comprend alors que consentir à faire partie ici-bas d'un autre corps que celui de Christ serait renier une vérité capitale du christianisme.

Remarquons en passant que la ruine de l'Église — prédite par les apôtres et qui commença déjà de leur temps (Actes des Apôtres 20; 2 Timothée 2; 3; 1 Jean; 2 Pierre 2; 3; Jude) — n'empêche en aucune manière la proclamation et la manifestation de l'unité du corps. Si l'immense majorité des chrétiens refuse de se joindre à ce témoignage, il peut incomber à deux ou trois de manifester cette unité pour tous leurs frères, dispersés dans les systèmes religieux du monde. Plus même la ruine est grande et irrémédiable, plus il importe de manifester cette unité, et de l'établir comme un drapeau planté sur une colline élevée et servant de ralliement à tout le peuple de Dieu. Cette unité existe malgré la ruine, et continue d'exister aux yeux de Dieu, mais nous sommes tenus de la réaliser aux yeux des hommes. L'Église, l'Assemblée du Dieu vivant, a entièrement manqué à cette tâche. Est-ce une raison pour la déclarer impossible ou pour ne pas revenir, ne fût-ce que deux ou trois, dans l'humiliation et la contrition, à ce qui fut établi au commencement? «Tenez-vous sur les chemins,» dit le prophète en un temps de déclin, «et regardez, et enquérez-vous touchant les sentiers anciens, quelle est la bonne voie; et marchez-y, et vous trouverez du repos pour vos âmes» (Jérémie 6:16). La table du Seigneur, où se trouve un seul pain auquel tous participent, est le lieu où cette unité du corps de Christ est manifestée, peu importe le nombre des enfants de Dieu qui s'y rassemblent (1 Corinthiens 10:17). La proclamation de l'unité du corps de Christ est donc d'autant plus nécessaire que, de nos jours, cette unité semble irréalisable en pratique. L'histoire de l'unité des tribus d'Israël, sans être identique avec l'unité du corps de Christ, composé de membres et non pas d'assemblées, nous en est un exemple frappant. Elle avait été proclamée dès l'entrée en Canaan par les douze pierres posées au milieu du Jourdain et par les douze pierres à Guilgal. Elle fut représentée dans le tabernacle du désert, puis dans le temple de l'Éternel, par les douze pains sur la table de proposition et par les douze pierres du pectoral. Bien plus, les sacrifices et le nombre des victimes dans le culte d'Israël la publiaient constamment. Mais lorsque, à part un résidu caché, tout Israël apostat se fut livré au culte de Baal, le prophète Elie seul revint à l'autel de douze pierres, soit devant l'Éternel, soit comme signe de ralliement aux yeux de tous. Après la ruine totale du peuple, Ézéchias célébra la pâque pour tout Israël comme symbole de son unité et y convia les restes des dix tribus d'alors (2 Chroniques 30:1-14).

De même, Josias, après les iniquités de Manassé et d'Amon, célébra la pâque pour tout Juda et les dix tribus, alors que ces dernières n'existaient plus comme nation (2 Chroniques 35:18). Au temps de Zorobabel, lors de la dédicace de la maison, quand il ne restait plus qu'un faible résidu de Juda et de Benjamin, le sacrifice pour le péché fut offert «pour tout Israël, douze boucs, selon le nombre des tribus d'Israël» (Esdras 6:17). — Aujourd'hui, l'unité de tous les membres du corps est proclamée autour de Christ, la vraie pâque, dans le lieu où Dieu fait habiter son nom, c'est-à-dire dans l'Assemblée, et par tous ceux qui, séparés du monde, ont appliqué leurs cœurs à la connaissance et à l'intelligence des pensées de Dieu.

Nous avons suivi jusqu'ici le croyant dans le développement de ses convictions au sujet du témoignage collectif qui convient aux enfants de Dieu dans ce monde: il semblerait qu'il a atteint le but en se réunissant avec les enfants de Dieu qui proclament le rassemblement autour de Christ seul, et ne font partie d'aucun autre corps que du corps de Christ. Mais alors, un nouvel obstacle se dresse devant les yeux du fidèle. Il fait une constatation bien propre à déconcerter les simples et à leur faire abandonner pour toujours la recherche du chemin de Dieu quant à l'Assemblée. Il s'aperçoit que si les divisions ont été et sont encore incessantes dans toutes les sectes de la chrétienté, elles ont eu, chez ceux dont le témoignage avait pour but de proclamer l'unité du corps de Christ, un caractère pire, par le fait qu'ils connaissaient cette précieuse vérité et l'ont couverte d'opprobre, eux qui en devaient être les témoins!

Si donc ceux-là même qui se réunissaient sur le terrain de l'unité n'ont pas échappé à la défection générale, mais se divisent, faudra-t-il abandonner comme irréalisable la vérité qu'ils ont négligée ou perdue de vue? Faudra-t-il considérer comme impraticables les ordonnances de Dieu? Mais y a-t-il une autre base que la parole de Dieu pour nous diriger? Ne serait-ce pas une révolte contre Dieu que de ne pas lui obéir? Y a-t-il donc une lumière nouvelle pour nous éclairer sur le chemin de Dieu, au milieu de ces divisions incessantes? Des voix, encore irritées d'un récent conflit, disent au croyant perplexe: «Viens à nous, sur le terrain d'un principe scripturaire: l'autorité de l'Assemblée. Ce principe est la vérité. C'est la vérité qui nous a séparés de nos frères.» D'autres voix, plus insinuantes et plus nombreuses, se font entendre: «Viens à nous. Abandonne des principes qui ont conduit nos frères à une ruine humiliante. Nous nous réunissons, non sur le principe abstrait et irréalisable de l'autorité de l'Assemblée, et encore moins sur celui de l'unité du corps de Christ, mais sur un terrain pratique. Viens, car tandis que d'autres ont abandonné le premier amour, tu trouveras parmi nous l'amour fraternel, nous unissant malgré d'inévitables divergences, qui rendent sans doute les assemblées indépendantes, de fait, les unes des autres, mais unies en pratique.»

Or c'est précisément au terme de son angoissante recherche, au point où la décision définitive devient la plus difficile de toute la carrière qu'il a parcourue, que nous conjurons le croyant de s'arrêter et de considérer, à la lumière de la Parole, le chemin dans lequel on l'invite à s'engager. Nous lui crions: l'Ennemi cherche à te tromper. Tu ne dois pas te joindre aux enfants de Dieu simplement sur la base de certains principes isolés ou simplement sur la base de l'amour fraternel. Dans le premier cas tu ne trouverais que de la sécheresse sectaire, basée sur une vérité mal connue et mal interprétée, et n'excluant ni l'orgueil spirituel, ni l'animosité contre ses frères, ni le retranchement de ceux qui jugent autrement que vous; en un mot, des principes qui sont la négation de l'amour, soit en principe, soit en pratique. Dans le second cas tu trouveras un amour dévié et isolé de sa source, un amour séparé de la vérité; et, quand, trop tard peut-être, tes yeux seront ouverts, tu auras perdu confiance dans sa sincérité.

Examinons donc ensemble l'alternative qui se présente; voyons s'il est encore possible de la résoudre, et de trouver un chemin divin au milieu du honteux désordre des pensées de l'homme. Pour le trouver, il n'y a pas de lumière nouvelle, comme l'âme se le demandait dans son angoisse; il n'y a qu'un seul fil conducteur infaillible. Tenons-le invariablement dans notre main. C'est la parole de Dieu, saisie par la foi et appliquée à nos âmes par le Saint Esprit. Nous n'avons pas besoin d'autre chose. Donc, ne l'abandonnons pas un seul instant. Le chemin à parcourir sera long, peut-être, mais tôt ou tard il nous amènera à la lumière.

À suivre