Le passeport

Chapitre premier

C'était une triste maison que celle du fermier Martin. Triste, dans plus d'un sens. L'habitation délabrée menaçait de tomber en ruine, car les réparations les plus urgentes n'avaient pas été faites depuis longtemps. Les portes fermaient mal, le vent s'engouffrait à travers les fenêtres auxquelles manquaient bien des carreaux, les clôtures du jardin étaient renversées et la cour était encombrée d'outils en mauvais état. Hélas! si la ferme et ses abords n'étaient guère engageants, que dire de la condition de ceux qui l'habitaient?

Le fermier était un homme jeune encore, fort et robuste en apparence, mais faible de caractère et se laissant entraîner par le premier venu. Martin n'avait jamais compris qu'il était un pécheur perdu et que le chemin dans lequel il s'était engagé le conduisait inévitablement à la perdition éternelle. Pourtant les avertissements ne lui avaient pas manqué. Dieu lui avait parlé de bien des manières, par la maladie, par le moyen d'amis chrétiens aussi, mais il refusait d'écouter, accusant sa «mauvaise chance», et ne voyant pas que son orgueil, sa paresse et sa négligence étaient la cause de tous les maux qui s'abattaient sur lui et sur les siens.

Sa femme souffrait bien plus que lui de la misère dans laquelle ils se trouvaient. Elle avait été élevée par une mère pieuse, qui s'était opposée de toutes ses forces à son mariage avec un incrédule, et maintenant elle reconnaissait trop tard combien elle avait manqué. Madame Martin aurait dû chercher aide et secours auprès du Seigneur, mais si on est resté éloigné et indifférent pendant des années, le chemin du retour est souvent long et douloureux. Cependant Dieu, dans sa grâce infinie, devait se servir des circonstances pénibles que traversait Madame Martin pour l'amener à Lui.

Au moment où commence notre récit, le mari et la femme discutent vivement entre eux. Dans la cuisine sombre et triste, il fait froid. Dans la cheminée, le feu s'est éteint; sur la table se trouvent les restes d'un maigre repas. L'homme, assis sur un escabeau branlant, parle avec animation.

— Ça ne peut pas continuer ainsi, déclare-t-il. Se tuer à la tâche sans arriver à gagner son pain, c'est trop dur. La semence gèle, la grêle détruit les récoltes, les pommes de terre pourrissent. Dans de pareilles conditions, un homme n'aurait pas de quoi vivre seul, alors je t'en prie, comment entretenir femme et enfants?

Avec douceur et patience, Madame Martin cherche à encourager son mari, mais plus elle essaye et plus il s'irrite. Enfin, il déclare qu'il ne leur reste plus qu'une solution: laisser la ferme à leurs créanciers, qui en tireront ce qu'ils pourront et partir tous les deux pour l'Amérique.

Jusque-là, la femme avait écouté sans protester, mais maintenant, elle élève la voix.

— Tous les deux! s'écrie-t-elle, et les enfants?

— Nous les laisserons ici chez ta mère. Nous n'avons pas les moyens de les emmener avec nous maintenant. D'ailleurs, pour arriver à quelque chose, nous devons être libres de nos mouvements. Nous les ferons venir plus tard.

— Tu ne parles pas sérieusement, Louis. Jamais je ne pourrai me séparer de mes petits et puis, quelle charge pour ma mère, à son âge!

— Je parle très sérieusement, au contraire. Ma décision est prise et tu ne me feras pas revenir en arrière. Quant à ta mère, à quoi lui sert sa piété, si elle ne peut même pas nous rendre ce petit service?

La pauvre femme se tut. Elle savait trop bien à quoi aboutirait la discussion si elle cherchait à maintenir sa manière de voir. Elle ne songea pas un instant à abandonner son mari qui, elle le savait bien, serait un homme absolument perdu si elle le laissait à lui-même. Mais ses enfants! Son aîné Jacques, âgé déjà de sept ans, la petite Lise qui venait d'en avoir quatre, et Marie, son bébé, son petit trésor! Sans doute, ils seraient bien chez leur grand-mère qui veillerait sur eux avec tendresse, mais ne plus les voir, ne plus entendre le son de leur voix, ne plus partager leurs joies et leurs chagrins... C'était presque plus qu'elle n'en pouvait supporter. Madame Martin baissa la tête et une parole entendue autrefois et trop oubliée depuis, lui revint à la mémoire: Ce qu'un homme sème, cela aussi il le moissonne. Ah! pour elle le jour de la moisson était arrivé et que recueillait-elle? L'amertume et la douleur.

À quelques jours de là, nous retrouvons les Époux chez la mère de Madame Martin, la veuve Vernier. Martin éprouvait un respect mêlé de crainte en présence de sa belle-mère. Celle-ci les avait toujours aidés de ses conseils et de son activité, et il savait qu'à l'heure actuelle, ils pouvaient compter sur l'affection dévouée qui lui ferait recueillir les enfants dans sa pauvre maison. Mais ce que Martin redoutait, c'était le regard perspicace de la vieille dame, qui semblait lire jusqu'au fond de son cœur et mettre à nu son égoïsme et son impiété. C'est que la veuve Vernier était une enfant de Dieu qui, depuis de longues années, marchait à la suite du Seigneur Jésus; elle avait appris à le connaître comme son Sauveur, puis comme son Maître. Ayant beaucoup à faire avec lui par la prière, elle avait acquis dans toute sa manière d'être un sérieux et une dignité qui en imposaient à l'homme bassement asservi à ses propres passions.

Nous n'entrerons pas dans le détail de l'entrevue. Nous dirons seulement que Madame Vernier ne s'opposa pas au projet de son beau-fils. Elle se borna à l'avertir que, sans la bénédiction de Dieu, il ne serait pas plus heureux en Amérique qu'en Europe.

— C'est la bénédiction de l'Éternel qui enrichit, conclut-elle, et il n'y ajoute aucune peine.

Martin, ne désirant pas en entendre davantage, prit congé et la mère et la fille restèrent seules.

— La décision de ton mari me chagrine, dit la vieille dame, mais surtout en pensant à toi. Cependant tu dois le suivre, et que le Seigneur, dans sa grâce infinie, veuille vous attirer tous deux à lui. Toi, ma fille, tu as été instruite dans ces choses dès ton enfance; ta responsabilité est grande. Tu le sens, je crois, mais combien je désire que tu trouves en Christ ton Sauveur personnel. Une fois cette question réglée entre toi et Dieu, tout le reste deviendra clair.

Madame Martin pleurait. Sa mère pria encore avec elle, puis elles se séparèrent. Quelle bénédiction d'avoir une telle mère et de pouvoir lui confier ses enfants! Et pour la première fois depuis bien des années, une prière s'éleva du cœur de la jeune femme vers ce Dieu qu'elle avait oublié. Prière d'humiliation, mais aussi d'actions de grâces. Il ne l'avait pas laissée seule dans la détresse et elle avait fait l'expérience de son puissant secours. L'affaire ayant été conclue, maison et terre vendues, on avait emballé les affaires indispensables pour le voyage. Martin, insouciant comme toujours, ne voyait que la nouveauté de la situation, mais sa pauvre femme, le cœur serré, comptait avec angoisse les heures qui la séparaient du départ. Le moment fixé arriva trop vite à son goût. Une charrette conduisit les émigrants à la gare voisine avec leurs bagages. Les enfants les regardaient s'éloigner sans bien comprendre ce qui se passait. La grand-mère, elle, le savait trop bien. «Que Dieu les garde, pensait-elle, ici-bas, nous ne nous reverrons plus, mais Dieu veuille que je les retrouve là-haut!»

Elle fut rappelée à la réalité par les cris de la petite Marie qui réclamait sa maman. Il fallut la prendre et la calmer. C'était bien pour les enfants qu'elle devait vivre maintenant et le Seigneur lui donnerait les forces nécessaires pour faire face à cette grande tâche.

Les voisins plaignaient la veuve Vernier. À leur avis, elle aurait mérité un peu plus de «bon temps» dans ses vieux jours. La présence des enfants dans la petite maison diminuait les parts de nourriture, rendait les nuits plus courtes et quadruplait le travail. Mais tout cela inquiétait peu la brave femme qui accomplissait courageusement la tâche que le Seigneur lui avait confiée.

Elle exigeait des enfants une obéissance immédiate et joyeuse et leur demandait de petits services proportionnés à leurs forces, et qu'ils étaient tout heureux de rendre, car ils aimaient tendrement leur bonne grand-mère. Mais, avant toute autre chose, la vieille dame cherchait à mener ses petits-enfants au Seigneur Jésus. Elle leur parlait de sa vie ici-bas, de sa mort sur la croix, où il s'est laissé clouer par amour pour des coupables. Elle leur disait aussi que ce bon Sauveur est maintenant vivant dans le ciel et elle leur apprit qu'il va bientôt revenir pour chercher les siens. Les enfants écoutaient avec avidité et leurs cœurs étaient remplis d'amour pour le Seigneur Jésus. Mais Jacques comprenait mieux que ses sœurs et souvent, quand les fillettes étaient endormies, et que la grand-mère raccommodait les vêtements endommagés, le petit garçon ouvrait la grosse Bible et en lisait un chapitre à haute voix. Puis l'aïeule et l'enfant priaient ensemble et se couchaient, pleins d'une heureuse confiance. «Il a promis de prendre soin de nous, disait quelquefois Jacques avec un sérieux au-dessus de son âge, ainsi tout ira bien.»

À suivre