La fuite

Résumé

Un jour, Père Francis, le prêtre du village, convoque chez lui quelques familles huguenotes, dont celle de Jean et Manette. Un évêque les contraint à redevenir catholiques romains. Mais la famille de Jean s'y refuse. Après des heures de discussion, ils sont renvoyés chez eux.

Le matin suivant, alors que Jean et Manette s'étaient aventurés assez loin dans la forêt pour ramasser du bois pour la cheminée, quelques soldats arrivèrent à la cabane, passèrent les menottes à leur père et l'emmenèrent. Il fut condamné à ramer sur une galère1 de guerre durant le reste de sa vie.

1 Les galères de guerre étaient de larges bateaux bas dont les rameurs étaient des condamnés, enchaînés à leurs bancs. Six hommes étaient assignés à une rame d'environ 4m et forcés de garder le rythme dicté par un surveillant avec un sifflet.

Chapitre 2

Un choix difficile

Ce jour-là, un jour de juin assez chaud, n'avait pas été différent de tous les autres. Du lever du soleil à son coucher, les habitants avaient travaillé dans les champs et se trouvaient à ce moment en train de prendre leur souper. L'unique rue du village était déserte. Ou plutôt non: un garçon solitaire, Jean, y marchait d'un pas lent. Sa mère venait de mourir et il avait été recueilli par un oncle et une tante. C'étaient des gens chaleureux, bien intentionnés, qui le traitaient comme leur propre fils.

Normalement, Jean rentrait à la maison en même temps que tout le monde; mais aujourd'hui, il avait tardé, de peur que son oncle et sa tante ne le reçoivent pas avec leur habituelle bonne humeur: il savait qu'ils avaient déjà dû apprendre qu'en dépit de leurs fréquents et suppliants avertissements, il n'avait pas assisté à la messe du matin. Il s'attendait donc à ce qu'ils soient fâchés contre lui.

Il marcha lentement le long de la première maison de la rue, petite, délabrée, et presque un taudis. En fait, toutes les maisons du village étaient petites, vieilles pour la plupart et prêtes à s'effondrer.

Le plus grand bâtiment était l'église en briques qui dominait le village. Au premier abord, il semblait incroyable que cette pauvre petite communauté puisse se permettre d'avoir une si belle église. L'explication en était simple: Père Francis n'était pas seulement fanatique, mais aussi rusé. Il savait très bien comment extorquer le plus d'argent possible à ses paroissiens. Quiconque gagnait un peu d'argent en plus de l'ordinaire pouvait être certain de voir apparaître le prêtre le lendemain pour réclamer son dû qu'il n'utilisait pas pour lui-même mais principalement pour l'embellissement de «son» église. Le seul autre bâtiment en briques était la maison de son oncle, Louis, apparemment propre et accueillante, bien que ni grande ni récente. La plupart des habitants étaient fiers d'avoir une si jolie maison de briques dans leur village et portaient à l'oncle de Jean un très grand respect pour cela.

À cette heure-ci, oncle Louis et tante Marie prenaient leur repas, assis à la table de la cuisine, avec des mines plutôt tristes. Oncle Louis, plongé dans ses pensées, mâchait un morceau de viande, tandis que tante Marie, son sourire habituel effacé, coupait une tranche de pain.

— S'il te plaît, Louis, ne sois pas trop dur avec ce garçon. Tu ne peux pas le blâmer pour sa désobéissance, puisqu'il a été élevé dans la foi huguenote. Je suis sûre qu'il s'y fera, si tu lui laisses plus de temps pour y réfléchir, plaida-t-elle.

Oncle Louis leva les yeux et, voyant son visage soucieux, essaya de la réconforter:

— Ne t'inquiète pas, Marie, tu sais bien que je ne vais pas le battre: cela ne servirait à rien. J'ai été frappé l'autre jour par la ressemblance de Jean avec son père lorsqu'il était jeune. Cela ne m'étonnerait pas qu'il soit aussi obstiné que lui! Vraiment, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il faut faire. Je pense que je vais prendre un moment pour parler de nouveau tranquillement avec lui, mais je doute que cela soit utile. La dernière fois, il n'y en a eu aucun effet, comme tu le sais.

— Ne pourrais-tu pas persuader Père Francis de patienter encore un peu? demanda tante Marie. Il me semble que nous n'avons pas besoin d'insister autant. Bientôt il se joindra aux autres garçons qui fréquentent l'église régulièrement et deviendra comme eux un catholique romain. Après tout, il n'y a plus un Huguenot dans le village pour l'influencer encore....

— Je ne pense pas que tu aies raison, Marie, car la plupart des enfants des Huguenots sont aussi butés que leurs parents. Mais à quoi cela sert-il de discuter quand on est impuissant? Père Francis insiste pour qu'il aille à l'église au moins deux fois par semaine. Je l'ai vu cet après-midi et je suis certain qu'il nous a à l'œil. Il attend l'occasion de se débarrasser de ce garçon dès qu'il trouvera une bonne excuse pour l'envoyer dans un monastère. Il sait que nous sommes attachés à lui, mais il ne se préoccupe pas de nos sentiments.

— Mais Louis, tu ne vas pas laisser Francis nous l'enlever, n'est-ce pas?

— Que puis-je faire d'autre si ce garçon reste sur ses positions? Il met aussi notre vie en danger2. Francis pourrait prendre mes objections pour une raison de m'envoyer aux galères moi aussi. De cette façon, il hériterait de la maison, l'un des quelques biens qu'il convoite.

2 Quiconque aidait un Huguenot était traité comme un Huguenot et pouvait aussi être condamné aux galères à perpétuité.

Tante Marie eut les larmes aux yeux, mais n'ajouta rien de plus. Le repas se termina en silence.

Un peu plus tard, tandis qu'elle faisait la vaisselle, la porte de la cuisine s'ouvrit et Jean entra.

Il était devenu un grand gars de seize ans, en pleine santé. Ayant passé la majeure partie de sa vie dans la forêt, il connaissait mieux que quiconque au village les animaux et les plantes des bois. D'habitude, il n'était pas facilement intimidable, mais ce soir, il était un peu gêné, et portait sur le visage un masque de culpabilité. Ce n'était pas qu'il craignait oncle Louis; il était capable d'endurer l'une ou l'autre de ses remontrances. Tout le monde savait qu'oncle Louis avait trop bon cœur pour donner une correction vraiment douloureuse à qui que ce soit. Non, ce n'était pas oncle Louis, mais la tristesse se lisant sur le visage de tante Marie qui le touchait. Il savait qu'elle était en souci et appréhendait les conséquences de son absence à la messe. Aujourd'hui, pour la cinquième fois, il avait fait «l'église buissonnière» et avait l'assurance que son oncle et sa tante l'avaient déjà appris. Il y avait toujours des gens pour le dénoncer.

— Chacun se sent un devoir de me surveiller parce que je suis huguenot! pensa-t-il avec amertume.

Il fut quand même un peu étonné de trouver la cuisine si tranquille; oncle Louis se tenait calmement près de la cheminée, et taillait un cure-dent. Jean s'était attendu à recevoir une leçon de son oncle et à trouver tante Marie en larmes. Mais oncle Louis leva les yeux et lui dit:

— Bon, Jean! J'ai appris que tu n'es pas allé à la messe ce matin, et je pense que nous devrons avoir une petite discussion toi et moi, quand tu auras mangé.

Le garçon, un peu surpris de cet accueil agréable, ne savait trop que penser et se demandait si son oncle était vraiment sincère. Allait-il réellement le laisser prendre son souper? Les choses se passaient mieux que prévu, et Jean réalisa qu'il était affamé.

Ni l'un ni l'autre ne prononcèrent un mot pendant son repas, mais dès qu'il l'eut pris, oncle Louis, assis devant la cheminée, lui demanda de le rejoindre. Encore étonné, il obéit. Pourquoi n'étaient-ils pas fâchés contre lui? Puis soudain, il eut peur. Avaient-ils pris la décision de le renvoyer pour sa désobéissance? Mal à l'aise, il regarda son oncle en face, mais il faisait trop sombre dans la pièce pour distinguer ses traits.

— Tu n'étais donc pas à la messe ce matin. Je pense que c'était voulu, n'est-ce pas? Pourquoi?

Jean ne répondit pas à cette simple question. Qu'aurait-il pu dire? Après tout, oncle Louis connaissait la réponse aussi bien que lui et cela pourrait l'énerver de l'entendre encore une fois. Il décida donc de se taire.

— Non Jean, n'aie pas peur de parler. Tu es assez grand pour comprendre que ton refus d'assister à la messe nous met tous les deux dans une terrible position. Comprends-moi bien, je ne suis pas fâché. Je sais que tu ne te soumets pas parce que tu ne vois pas le problème sous le bon éclairage. J'aimerais donc te parler comme à un adulte et te démontrer que ton attitude n'est pas la bonne. Dis-moi, pourquoi ne vas-tu pas à l'église?

Jean était gêné en réalisant qu'il n'avait songé qu'à ses propres problèmes sans se rendre compte qu'il rendait les choses difficiles pour son oncle et sa tante également. Et malgré cela, ils ont encore envie de m'aider, pensa-t-il, très touché. Comment pouvait-il tout expliquer à son oncle, catholique romain? Il commençait à faire sombre dans la cuisine. La vaisselle terminée, tante Marie alluma une chandelle et la plaça sur la table. En plein jour, Jean se serait senti embarrassé de dire ce que sa mère lui avait enseigné; mais la pénombre lui facilita la tâche, la bougie suffisant à peine à distinguer les visages.

— Je ne peux pas aller à l'église romaine, oncle Louis: maman m'a bien expliqué qu'il est impossible d'en faire partie et de vraiment suivre Jésus en même temps. Elle m'a donc défendu d'y aller, même si on m'y forçait, estimant qu'il vaut mieux souffrir les pires conséquences de ce refus que de désobéir à Dieu. Tu sais très bien que papa a été envoyé aux galères à cause de sa foi, et il m'a dit que Dieu m'aiderait, et... Jean s'arrêta, prêt à fondre en larmes s'il ajoutait un mot.

Oncle Louis, voyant sa peine, se pencha et posa sa main sur son genou:

— Jean, nous comprenons très bien ce que tu ressens. Ton père était mon frère préféré et tu sais que nous aussi sommes très affectés de son éloignement forcé. C'est bien pour cette raison que nous faisons tout notre possible pour te garder ici. Je ne sais pas grand-chose de la Bible puisque je ne suis pas autorisé à la lire, mais j'ai bien retenu ce que Père Francis m'a dit une fois: elle enseigne clairement que les enfants doivent obéir à leurs parents. À présent, nous remplaçons tes parents. Je suis donc persuadé que tu dois nous obéir. Qu'en penses-tu?

— Mais, oncle Louis, protesta Jean, maman m'a fait comprendre de toujours obéir à Dieu!

— Bien sûr, Jean, mais tu l'as mal comprise. Obéir à Dieu, n'est-ce pas la même chose qu'obéir aux parents comme le dit la Bible? De plus, c'est aussi important pour une autre raison. N'ayant pas d'enfant, nous aimerions t'adopter comme notre propre fils. Quand nous serons vieux, tu hériteras de la maison et, de ce fait, tu seras respecté par tous les gens du village. Mais cela ne sera possible que si tu vas à l'église une fois de temps en temps, et tout s'aplanira tranquillement. De plus, tu n'as pas besoin de croire tout ce que les prêtres te disent. Moi-même, je ne crois pas tout, tu sais, et pourtant je continue d'aller à la messe car c'est le seul moyen de vivre en paix dans le village. Pour toi, ce sera même pire. Si tu n'y vas pas régulièrement, Père Francis te fera partir d'ici. Et même si tu nous manques terriblement, nous ne pourrons pas l'en empêcher. Que puis-je dire de plus? C'est ton devoir de nous obéir, ne serait-ce que pour notre bien à nous. Tu dois aussi prendre en compte l'influence que tu pourrais avoir dans le village quand tu seras devenu adulte. Qui sait? Toute la situation peut changer un jour et tu pourrais être le dernier capable de parler aux gens de la Bible. Qu'en penses-tu? N'est-ce pas cent fois mieux de rester ici et de pouvoir être utile plus tard que d'être éduqué dans un monastère? Ça n'aidera pas grand monde s'ils te forcent à devenir moine, n'est-ce pas?

À suivre