La captive de Noël

Dominique Floutier - Éditions Le Phare, 5620 Flavion (Belgique)

À peine de retour Julius Quartus fait appeler sa fille pour lui demander de se préparer pour sortir. Il désire en effet l'emmener à une fête organisée par l'Empereur où ils assisteront à une course de chars. Chaque coureur portera le couleurs d'une jeune Romaine, et Diana sera l'une d'elle. Cette dernière n'est pas du tout enchantée d'assister à cette course depuis la loge de l'Empereur, où elle recevra tous les honneurs. Mais elle doit obéir à son père.

C'est dans une tenue magnifique qu'elle se présente à lui, et Julius Quartus est fier de pouvoir montrer sa fille au peuple de Rome.

— Me montrer? Mais que faudra-t-il que je fasse? Père, je voudrais tellement voir ce spectacle dans un trou de souris!

— Pas avec cette robe, Diana, dit son père en riant. Allons, suis-moi, les honneurs finiront bien par te plaire, petite sauvageonne.

Avec beaucoup de précautions, il aide lui-même Diana à monter dans sa litière. Livie est là pour aider la jeune fille à prendre place et pour étaler avec des gestes délicats sa toilette et ses voiles. La bonne humeur et les prévenances de son père rendent un peu d'assurance à Diana effarouchée, car ce trajet en grand apparat jusqu'au cirque l'intimide passablement. L'arrivée au cirque du Sénateur Julius Quartus et de sa fille ne manquera pas d'être très remarquée.

Dès la veille des jeux que l'Empereur doit honorer de sa présence, la foule a commencé à se rassembler autour des arènes. À minuit les portes se sont ouvertes et les spectateurs qui n'ont pas de places réservées envahissent les gradins où ils ont le droit d'aller. Chacun s'installe au mieux pour dormir, car les jeux doivent durer une grande partie de la journée.

Dès les premières heures, les patriciens arrivent à cheval ou en litière et s'installent dans la partie du cirque qui leur est réservée.

A l'heure où l'Empereur et sa suite feront leur entrée, les arènes seront combles. Pour le moment, les loges d'honneur sont vides et la foule qui garnit les tribunes attend avec impatience la première sonnerie de buccins1 qui annoncera l'arrivée des invités de l'Empereur.

1 Buccin: sorte de longue trompette.

Le soleil est déjà haut dans le ciel. Trois cent mille regards se tournent vers l'extrémité de l'arène où se trouve la loge impériale. À droite et à gauche de cette loge se trouvent les gradins réservés aux officiels, aux invités de marque, aux dignitaires et hauts fonctionnaires. Au-dessus de ces places de choix, une grande toile rouge est tendue pour protéger du soleil les spectateurs de qualité.

Enfin la première sonnerie éclate. Elle salue l'entrée des Sénateurs et de tous les grands dignitaires accompagnés de leurs femmes et de leurs filles. Le premier qui pénètre sur la piste sablée est Julius Quartus accompagné de Diana. Devant cette foule énorme qui les acclame, Diana a un mouvement de recul.

Alors son père, avec beaucoup de gentillesse, la prend par la main et lui fait traverser, sous des vivats indescriptibles, la piste ensoleillée. Sous son léger voile, les milliers de Romains devinent le fin visage à l'expression timide et confondue de la jeune fille. Tout en elle révèle tant de simplicité et d'élégance que la foule délirante escorte de ses vivats et de ses cris la traversée du cirque par Diana et son père. Superbe dans sa grande tenue de Sénateur, il triomphe, mais il est assez fin pour comprendre que ces ovations enthousiastes vont plus à sa fille qu'à lui-même.

Enfin ils atteignent la tribune et la loge de l'Empereur où Diana trouve un peu de tranquillité, car les autres invités traversent à leur tour la piste, mais sous des vivats plus ou moins admiratifs.

— Tu es la révélation de cette fête, ma fille, lui dit son père à mi-voix. Tu ne pourras plus sortir dans Rome sans être saluée...

«Hélas, c'est bien là mon malheur!», se dit-elle en pensant à ses sorties nocturnes... et son père, se penchant de nouveau vers elle,• ajoute:

— Ôte ton voile, découvre-toi le visage et la tête, l'Empereur va faire son entrée.

À ce moment, de la porte triomphale, une nouvelle sonnerie de buccins éclate, plus forte, plus fournie que la première, plus solennelle aussi, et l'Empereur paraît. Comme mus par le même ressort, tous les spectateurs sont debout au même instant. Ils acclament l'Empereur et les ovations l'accompagnent jusqu'à sa loge où, d'un geste large, il donne l'ordre à ceux qui le saluent de reprendre leur place.

De cette loge on découvre toute l'arène dont le sable brillant scintille sous le soleil. La spina, long mur de marbre orné de colonnes et de statues, partage l'arène en deux parties. Elle est terminée à ses extrémités par deux blocs de pierre noire que les chars devront contourner pendant la course.

L'Empereur contemple cette foule innombrable qui, silencieuse, immobile, attend l'ouverture du spectacle. Alors des chœurs accompagnés de nombreux instruments se font entendre. Par un long couloir, suivant un rythme immuable, le cortège qui marque le commencement des jeux arrive. Derrière le chœur et les musiciens marchent les organisateurs et les entraîneurs. Ensuite vient le groupe des hommes portant sur des boucliers les statues des dieux et des déesses de Rome. Derrière les athlètes et fermant la marche, les auriges sur leur char rencontrent une grande faveur auprès du public. C'est sur eux que les paris sont engagés et chacun admire l'allure fière et décidée des jeunes tribuns avec leur tunique courte et sans manches, l'une jaune, l'autre verte, la troisième bleue, la quatrième rouge, couleurs qui se retrouvent dans les loges des jeunes filles choisies. Ils sont debout sur leur char, entourés de leurs servants, casque en tête, fouet en main, bandelettes enroulées autour des jarrets et des cuisses, le corps entouré de leurs rênes qu'en cas d'accident ils trancheront du poignard suspendu à leur côté. Les chevaux qui piaffent d'impatience ne sont pas moins beaux: rameau sur la tête, la queue relevée par un nœud très serré, la crinière constellée de perles, le poitrail plaqué de phaIères2 étincelants et à leur encolure un flexible collier ainsi qu'un filet aux couleurs de leur aurige. Ceux-ci saluent le public ravi qui, avant même que la course ait commencé, regarde avec une anxieuse admiration l'attelage auquel il a accordé ses préférences.

2 Phalère: plaque ronde, médaille, genre de décoration que recevaient les soldats ou les vainqueurs de compétitions sportives.

Après avoir fait le salut à l'Empereur, le défilé continue de contourner la piste et se disloque dans les couloirs du cirque. À ce moment, le grand ordonnateur donne le signal et les compétitions commencent.

Diana suit avec intérêt et amusement les épreuves des athlètes. Elle s'efforce de rester digne comme les belles Romaines qui l'entourent, mais son naturel enthousiaste et passionné reprend vite ses droits! Elle jouit de tout ce qu'elle voit avec tant de spontanéité que l'Empereur est aussi charmé par elle que par les productions qui se succèdent sur la piste. Julius Quartus, qui craignait que les manières simples et si peu apprêtées de Diana n'offensent ou ennuient le Monarque, est maintenant très fier de voir sa fille appréciée pour sa fraîcheur, car l'Empereur se penche pour murmurer à l'oreille de son Sénateur préféré:

— Julius Quartus, le spectacle est dans ma loge autant que sur la piste! Pourquoi garder dans tes jardins cette exquise fleurette? Il faut la conduire plus souvent en notre présence!

— Majesté, elle est encore si jeune et si fragile que je ne voudrais pas compromettre sa santé.

— Elle paraît cependant fort bien.

— Grâce à des soins vigilants, elle s'est épanouie, mais si tel est ton bon plaisir, elle sera plus souvent conduite au palais impérial.

— Je saurai te rappeler ces paroles Sénateur Julius Quartus!

Cette perspective ne plaît pas au Sénateur. Il connaît trop bien les intrigues, la jalousie et la corruption qui règnent à la villa impériale pour envisager d'un cœur léger que Diana, toute fraîcheur, pureté et innocence, soit mise en contact avec ce monde perverti. Certes, par orgueil, par ambition, il a souhaité que sa fille l'accompagne souvent aux fêtes du palais, mais que sa fille arrive à être attachée à la cour, cela il faut qu'il l'évite... mais comment? L'Empereur est un maître implacable. «Fou que j'ai été» pense Julius.

Il en est là de ses réflexions quand la sonnerie annonçant la fin des épreuves athlétiques retentit. Le spectacle est suspendu pour un moment, les vomitoires3 sont ouverts. Les spectateurs abandonnent les gradins et se précipitent à l'extérieur du cirque vers les étalages de pâtisseries et de boissons qui, en plein vent, attendent les consommateurs. L'Empereur et sa suite se retirent dans les salons préparés à leur intention. Mais Diana ne les a pas suivis. Elle préfère rester là un moment. Son père est avec elle.

3 Vomitoires: issues pratiquées dans le cirque, par où la foule s'écoulait.

À peine sont-ils seuls qu'un jeune homme s'incline devant elle. Encore au spectacle qu'elle vient de voir, elle ne prête pas attention à celui qui la salue. Son père qui l'observe a l'assurance que ce qui lui a été raconté dès son retour est une histoire de mauvaises langues. Rien dans l'attitude de sa fille trahit la moindre émotion.

«Diana est trop impulsive pour ne pas se trahir, si ce que l'on m'a dit est exact» pense-t-il. Le jeune homme s'est redressé, il salue le Sénateur, dérobant sa fille à sa vue. À cet instant Diana reconnaît dans cette silhouette celle de son compagnon nocturne. Sa surprise est de courte durée. Elle redevient vite maîtresse d'elle-même et c'est avec amabilité et naturel qu'elle accueille celui que lui présente son père.

— Diana, voici Claudius Faustulus qui accepte de porter ta couleur.

— Oh! c'est toi l'aurige bleu? Tes chevaux noirs sont admirables.

— Il sait, Diana, que tu le couvriras de lauriers s'il arrive bon dernier.

— Oh! père, tu lui as dit?

— Oui, Diana, Julius Quartus m'a fait part de ta manière originale d'envisager l'issue des compétitions. Cela m'amuse beaucoup.

— Ah! tant mieux! Mais puisque mon père a été indiscret, moi aussi je le serai et je te dirai que le Sénateur Julius Quartus ne pense pas comme sa fille, il préfère les vainqueurs!

— Mais c'est parfait!... Ainsi que je gagne ou que je perde, il y aura toujours quelqu'un pour m'acclamer chez Julius Quartus, répond le jeune tribun amusé.

— Hélas, je crois bien que Julius Quartus sera satisfait!

— Vraiment? Et pourquoi?

— Avec un pareil attelage, tu seras vainqueur!

— Ma fille aime beaucoup les chevaux, Claudius Faustulus.

— Ces chevaux sont à toi Claudius?4

4 En ce temps-là, à Rome, chacun employait le pronom «tu» et s'appelait par son prénom ou son nom sans autre appellation comme Monsieur, Madame, etc...

— Oui, Diana, j'ai des écuries, non pas à Rome, mais en Crête où j'ai de grands domaines. C'est là qu'on les élève. Mais il est temps que je me retire. Salut à toi Julius Quartus.

Puis Claudius s'incline devant Diana. Il va se préparer pour la course. Un pli barre son front. «Pourquoi donc Julius Quartus a-t-il voulu que je coure sous la couleur de sa fille?... Bien que Diana souhaite que je sois dernier... Je dois être vainqueur. Mon attelage est sans défaut, parfaitement entraîné et dressé, mon char est d'une solidité à toute épreuve et mon entraînement depuis ma plus tendre enfance m'a donné une endurance qui me permettra de faire face à mes partenaires, à Martial Aulius surtout. C'est un excellent aurige, mais aussi faux et sournois qu'habile conducteur... Je ne dois plus penser ni à Julius Quartus, ni à Diana. Toute mon attention doit se concentrer sur mon équipage, sur la piste et sur Martial Aulius. La vie de Diana comme la mienne sont en jeu, ce n'est pas le hasard qui me fait courir pour elle mais un choix concerté; j'en suis certain... Que Dieu nous soit en aide!»

À suivre