La fille du Roi de la mer

Harold raconte à Éric qu'il a eu l'occasion de revoir Helga peu après qu'elle eut été chassée par le prêtre de Wotan. Avec Thierry, ils entreprennent des recherches dans la forêt, mais sans succès. Éric est bien malheureux, d'autant plus que son père l'encourage vivement à se remarier. Astrid révèle à Éric qu'elle a elle aussi eu l'occasion de revoir sa fille, elle était alors en bonne santé et toujours pleine de foi.

Un jour qu'Éric est parti chasser, il s'égare aux abords d'un marais. Soudain, il aperçoit de la fumée qui s'élève du marécage...

Intrigué, Éric se lance dans le marécage. Que va-t-il trouver? Un chasseur isolé? Au milieu de ce marécage, un groupe d'habitations, ou même un campement de bûcherons, paraît peu probable. Enfonçant dans la boue jusqu'aux cuisses, il continue à avancer. Et, soudain, une chanson connue frappe son oreille... La voix est une voix de femme, jeune et fraîche. — Hé-ho! crie-t-il.

La chanson s'arrête brusquement. Il appelle de nouveau. Seul le silence lui répond. Et soudain la fumée qui le guidait cesse de monter dans le ciel... Éric s'obstine et continue à avancer. Il atteint bientôt la terre ferme: il se trouve sur une sorte de petite île au milieu des marais. Il découvre une cabane de branchages dissimulée derrière d'épais buissons. Près de la cabane, quelques pierres noircies prouvent la présence d'un foyer. Éric s'agenouille rapidement, fouille, et trouve des braises encore rouges: on a étouffé le feu en le recouvrant de terre. Vivement intrigué, le garçon pousse la porte, pénètre dans la hutte... et son cœur chavire. Il se précipite au-dehors, appelle de toutes ses forces:

— Helga! Helga! où es-tu? Helga, c'est moi, Éric.

Il parcourt l'île en tous sens, battant les buissons, multipliant les appels. À la fin, l'épaisse forêt de roseaux qui recouvre une partie du marécage s'agite, une fille aux longues nattes blondes, vêtue de peaux de bêtes, en sort. Éric court à sa rencontre, à travers le marais, et ils tombent dans les bras l'un de l'autre.

— Éric, c'est toi? Tu es vivant! C'est un miracle! crie Helga, riant et pleurant à la fois.

Deux miracles, tu veux dire! riposte Éric. Je te croyais morte, Helga! Et je te retrouve vivante, et en bonne santé! Raconte-moi vite ce qui t'est arrivé!

— Non, raconte, toi, d'abord!

— J'ai une bonne nouvelle à t'annoncer, Helga, dit Éric quand ils eurent rejoint la terre ferme. Une nouvelle qui va te combler de joie. Dieu a exaucé tes prières, je suis chrétien.

— Dieu soit loué! s'écrie Helga. Raconte-moi tout, vite! Ils s'asseyent dans l'herbe, côte à côte, devant la petite cabane rustique.

— Mais pourquoi te sauvais-tu?

— Par prudence, tiens! Je ne voulais pas induire en tentation quelque fanatique qui aurait cru faire plaisir aux dieux en m'abattant comme une louve! Je ne crains pas la mort, mais il faut éviter de donner à quelqu'un l'occasion de commettre un crime. Comment as-tu deviné que c'était moi qui habitais là?

— Tu avais laissé ton couteau de chasse dans la cabane, et je l'ai reconnu!

Plusieurs heures passent pendant lesquelles ils se racontent mutuellement leurs aventures. Puis Helga invite Éric à déjeuner, et après un joyeux repas composé de poisson grillé, de gibier et de miel sauvage, ils se mettent à faire des projets d'avenir. Ils reviennent lentement à travers la forêt. Helga a des points de repère infaillibles qui lui permettent de retrouver aisément son chemin. Pendant ces deux ans de vie sauvage, auxquels elle a réussi à survivre grâce à son courage, son énergie et sa robuste santé, la jeune Danoise a eu le temps de développer ses connaissances concernant la nature et la forêt!

Ils arrivent au village à la tombée de la nuit.

— Que vont dire tes parents? murmure Helga. Que feras-tu si ta mère refuse de me recevoir?

— Nous construirons une maison pour nous deux et nous y vivrons ensemble, répond Éric.

* * * 

— Vraiment, tu vas repartir, Thierry? fait Helga, attristée. Je croyais que tu allais rester parmi nous!

Éric intervient.

— Voyons, Helga, Thierry ne peut abandonner sa famille et son pays! Maintenant que les missionnaires sont là pour prêcher l'Évangile à notre peuple, Thierry désire retourner chez lui et épouser une jeune fille de son pays!

— Il aurait pu épouser Geneviève ou Aliette, murmure Helga.

Thierry ne peut retenir un sourire.

— J'ai beaucoup d'amitié pour vous deux, dit-il gentiment, mais ma famille a besoin de moi, je ne peux pas l'abandonner: ma tante est veuve avec deux jeunes enfants, je dois retourner auprès d'elle et y rester jusqu'à ce que mon cousin Didier ait atteint l'âge adulte. Après... après, qui sait? Peut-être pourrai-je, un jour, revenir au Danemark... Pour le moment, les missionnaires n'ont plus besoin de moi: Frère André parle maintenant très bien le danois et Rorik va me remplacer à l'école et apprendre à lire aux petits.

Rorik est un garçon de seize ans, très intelligent, un des premiers convertis de la mission, et l'un des premiers élèves de l'école. Il a fait de rapides progrès, sait maintenant lire et écrire couramment, et Frère André l'a pris comme moniteur pour enseigner les plus jeunes élèves.

— Tu nous oublieras, dit Helga.

— Non, jamais!

Helga soupire. Éric et Thierry possèdent en commun quelque chose qu'elle n'aura jamais: ils connaissent tous deux la France, ils y ont vécu ensemble. Elle, Helga, ne connaît que par l'imagination le château de Hauterive et les bords de la Seine...

Thierry s'embarque un matin d'automne. Quelques jours avant son départ, il a eu la joie de voir baptiser les parents d'Helga.

— Reviens nous voir un jour! Promets-nous de revenir! supplie Helga au moment où Thierry va monter à bord.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas en Normandie tous les deux? suggère Thierry. Je vous attends au château de Hauterive, et vous y serez toujours les bienvenus!

Sous les pommiers en fleurs

Deux années se sont écoulées. Le printemps éclate en Normandie. Partout dans la campagne fleurissent les bouquets roses et blancs des pommiers...

Un soir, des visiteurs se présentent au château. Ils viennent du Danemark, et quand Thierry s'avance à leur rencontre pour leur souhaiter la bienvenue, il reconnaît soudain Éric et Helga, escortés d'une vingtaine de guerriers et de serviteurs. Helga tient dans ses bras un bébé blond aux yeux bleus, un vrai petit Viking.

— Il s'appelle Thierry, dit-elle sans préambule. Et elle campe le poupon dans les bras de Thierry de Hauterive.

Quand la comtesse apprend qu'Éric et Helga viennent d'arriver en Normandie avec l'intention de s'y installer, elle ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine appréhension. Elle a gardé le souvenir des récits de son neveu et ne peut imaginer Helga, cette sauvageonne, ce garçon manqué, qui tuait les élans au couteau de chasse, dans le rôle d'une paisible mère de famille!

— Que vont-ils faire ici? Que vont-ils devenir? s'exclame-t-elle.

Thierry a un léger sourire.

— J'ai quelques idées là-dessus, tante Agnès. Nous en parlerons demain, si vous le permettez.

Les visiteurs sont très bien reçus, Odette et Didier sont ravis. La petite fille s'est emparée du ravissant bébé, qu'elle comble de caresses. Didier assourdit Éric de questions et ne se lasse pas de contempler les superbes cadeaux qu'Éric a apportés: des armes magnifiques pour le jeune comte et son cousin, des fourrures précieuses et des bijoux pour la comtesse et sa fille. Éric a même offert à Didier un de ces curieux bracelets ciselés, comme en portent les Vikings. Didier l'a attaché immédiatement à son poignet et le fait tourner, fasciné par l'étrange beauté de ce bijou barbare.

Le lendemain matin, Thierry demande un entretien à la comtesse.

— Je connais les projets d'Éric, dit-il, il m'en a entretenu hier soir. Il veut acheter une terre et faire de l'élevage.

— De l'élevage! s'écrie la comtesse. Vous n'allez pas me dire que cette Helga sait traire les vaches!

Thierry ne peut s'empêcher de rire.

— J'ai l'impression que s'il y a des vaches à traire, ce sont les servantes qui s'en chargeront! Quoi qu'il en soit, Éric a l'intention d'élever des chevaux. J'ignore s'il se connaît en vaches, mais je sais qu'il connaît très bien les chevaux, et qu'il les aime. Tante Agnès, donnez-leur leur chance. Ils sont chrétiens et désirent gagner honnêtement leur vie; vendez-leur une terre.

Et comment paieront-ils? s'inquiète la comtesse.

Elle n'est pas absolument charmée à l'idée de voir cet ex-pillard s'installer sur ses terres. Mais elle ne peut oublier qu'Éric a sauvé sa fille, ni qu'elle lui a dit, dans un élan de reconnaissance: «Ma demeure est la tienne, mon foyer est le tien.» Elle tiendrait sa parole et l'accepterait non seulement comme un hôte de passage, mais comme un vassal établi sur le domaine de Hauterive. Cependant, la famille de Hauterive a été tellement appauvrie par les invasions normandes, le pillage et l'incendie du château, les ravages opérés sur leurs terres par les envahisseurs, que la comtesse envisage avec une certaine inquiétude l'idée de céder une terre à des gens qui ne seraient probablement pas en mesure d'en payer le prix. Thierry a un sourire.

— Éric est riche, ma tante.

La comtesse ne peut réprimer un frisson.

— Voulez-vous dire, Thierry, qu'Éric a l'intention d'acheter une terre avec de l'argent volé? Avec le produit des pillages de son père? Jamais je n'accepterai un tel marché!

Rassurez-vous, tante Agnès! Il s'agit d'argent honnêtement gagné. Éric a chassé pendant deux ans. Il apporte une cargaison de fourrures dans ses bagages. Les fourrures des pays du Nord se vendent très cher en France, et celles qu'apporte Éric sont très belles: je les ai vues. Il a de quoi acheter un grand domaine et bâtir un château.

Thierry, Éric et Helga, sont allés ensemble visiter le domaine qu'Éric voulait acquérir: une forêt, des prairies, un étang poissonneux, un beau verger.

Quel pays merveilleux! Dit Helga.

Elle pousse la barrière du verger et s'avance sous les pommiers en fleurs. Sans lâcher son enfant qu'elle tient sur un bras, elle lève l'autre bras et saisit un rameau fleuri, qu'elle courbe vers elle. Les pétales neigeux, que le vent effeuille, ruissellent sur la chevelure d'Helga et sur ses épaules.

Et Thierry, souriant, regarde la fille du roi de la mer, debout sous les pommiers normands, dans la lumière du matin...

Fin