La fille du Roi de la mer

Le printemps est revenu et Eric, le mari d'Helga, est parti en expédition au pays des Francs, avec tous les hommes du village. Avant son départ, Helga lui a proposé de faire un pacte: ils prieront chacun de leur côté, Helga, le seul vrai Dieu pour la conversion de son mari et Eric, Thor et Wotan pour qu'ils ramènent Helga à la foi de ses ancêtres. Ainsi ils sauront quel est le vrai dieu: c'est celui qui répondra aux prières. Un jour, Ingrid surprend Helga en train de raconter un récit des évangiles à ses enfants. Furieuse, elle va chercher le prêtre de Wotan qui arrive accompagné d'une foule en furie...

Helga écarte vivement la petite Solveig qui se cramponne à sa robe en pleurant et s'avance hardiment à la rencontre du prêtre païen. Celui-ci fait un geste pour que la foule se taise. Les cris et les menaces font place à un sourd grondement. Alors le prêtre parle. Étendant vers Helga son marteau orné d'emblèmes magiques, il la maudit au nom des dieux. Puis il ajoute:

— Moi, prêtre de Wotan, le maître redoutable, je te chasse aujourd'hui du milieu des hommes et je te condamne à errer dans la forêt, comme une maudite que tu es, jusqu'à ce que les loups et les corbeaux se repaissent de ta chair. Maudit soit, au nom des dieux, celui qui te fournira des aliments ou qui te prêtera assistance! Que sa femme devienne veuve et ses fils orphelins! Qu'il descende sans gloire au royaume de Hel1!

1 Seuls les guerriers tués dans le combat allaient au Walhalla, le paradis des braves. Les autres allaient dans le royaume des ténèbres, le royaume de Hel. Pour un Viking, le pire malheur était de mourir dans son lit!

Et, se tournant vers la foule, il crie:

— Qu'on chasse cette maudite à coups de pierres, comme une chienne!

Les villageois surexcités n'attendent que cette invitation! Une grêle de pierres s'abat sur la jeune chrétienne. Instinctivement, Helga lève le bras pour protéger son visage. Une pierre l'atteint au coude, une autre au poignet, une autre à l'épaule, d'autres à la poitrine. Harold, héroïquement, et bien qu'il soit terrifié par la malédiction prononcée par le prêtre, tente de s'interposer. Il est hué, injurié, et finalement, roué de coups par la foule furieuse. Bien qu'à moitié assommée, Helga réussit à gagner le couvert des arbres et se réfugie dans le marais pour échapper à la meute lancée à ses trousses. Cruellement meurtrie, tout le corps douloureux, saignant d'une blessure au genou et d'une autre à la tête, elle finit par s'effondrer au pied d'un sapin...

Une fois la nuit venue, Helga se traîne péniblement jusqu'à la hutte en branches de sapin où elle avait célébré Noël avec Harold et les petites esclaves. Helga a perdu beaucoup de sang et elle se sent très faible. Elle est brûlée par la fièvre et la soif la dévore.

Un appel traverse le silence.

Helga! Helga! es-tu ici? C'est la voix d'Harold.

— Je suis là, dit Helga faiblement.

Bientôt le garçon est près d'elle.

— Helga, es-tu gravement blessée?

— Je ne sais pas... je ne pense pas... Mais j'ai tellement soif!

Je t'ai apporté des provisions et je vais aller chercher de l'eau.

— Mais comment as-tu deviné que j'étais ici?

— Il y a un bon moment que je te cherche. Et puis tout à coup j'ai pensé à la hutte où nous avions fêté la naissance du Dieu des chrétiens... Je me suis dit que peut-être tu y étais allée.

— Et tu n'as pas eu peur de la colère des dieux et de la malédiction du prêtre de Wotan? Harold a une brève hésitation.

— Un Viking n'a jamais peur, dit-il enfin.

Harold s'est éloigné après avoir déposé près d'Helga une petite corbeille renfermant quelques aliments et un récipient rempli d'eau. Il a lavé les blessures d'Helga et a promis de revenir le lendemain.

À présent, Helga est seule. La solitude et le silence de la forêt ne l'impressionnent pas. Elle a si souvent couru les bois la nuit!

Cette nuit d'été est très douce. La hutte n'a pas de porte et Helga, couchée sur le dos, voit les étoiles scintiller entre les branches.

Ses pensées s'envolent vers Eric qui combat au pays des Francs... Que dira-t-il, que fera-t-il, quand, à son retour, il apprendra ce qui s'est passé?

Les paupières d'Helga battent, puis se ferment, elle sombre dans le sommeil.

L'automne touche à sa fin quand les drakkars reviennent. Sur les cinq drakkars qui ont fait voile au printemps sous les ordres de Knut, trois ont disparu, incendiés par les Français lors d'une attaque contre Rouen. Bien des guerriers manquent à l'appel et les survivants ne rapportent que peu de butin.

Eric est au nombre des disparus.

— Les dieux se sont vengés, dit Ingrid, farouche.

Et, dans son cœur, elle maudit la chrétienne qui a attiré sur les siens le courroux des dieux.

Troisième partie — Le triomphe de la lumière

«Car c'est le Dieu qui a dit que du sein des ténèbres la lumière resplendît, qui a relui dans nos cours» (2 Corinthiens 4:6).

L'esclave

Plus d'une année s'est écoulée depuis le retour de Thierry en France. L'adolescent vient d'atteindre ses quinze ans.

Au début du mois de septembre, la famille de Hauterive est conviée aux fêtes qu'un seigneur du voisinage, le baron de Noirmont, donne à l'occasion du mariage de sa fille. Toute la noblesse des environs y assiste. Après trois jours de fêtes et de banquets, les invités se préparent au départ. Thierry se trouve dans la cour, quand il remarque un jeune homme misérablement vêtu qui se dirige vers les écuries. Il porte une lourde chaîne, attachée à ses chevilles par des anneaux de fer. La vue de cette chaîne évoque immédiatement pour Thierry le souvenir de sa captivité au Danemark. Mais ce qui frappe surtout l'adolescent, c'est la chevelure de l'esclave, une chevelure d'un blond lumineux, avec des reflets couleur de soleil. «Une chevelure de Viking!» pense Thierry.

— Qui est ce jeune homme enchaîné, messire baron? demande-t-il à son hôte. Celui-ci lance avec mépris:

— Un chien de Normand! Je l'ai capturé l'an dernier quand ces maudits païens ont attaqué Rouen. J'avais amené une dizaine de lances1 en renfort pour la défense de la ville. Nous avons incendié et coulé bon nombre de drakkars et massacrés plusieurs païens! Celui-là, mon écuyer l'a découvert, plusieurs jours après le combat, dans un marécage où il s'était traîné, blessé. Nous avions tué tant de ces brigands que nous étions las de carnage. J'ai fait grâce à celui-ci et je l'ai pris comme esclave.

1 Une dizaine de lances représentait une centaine de combattants, l'expression «une lance» désignant un groupe d'une dizaine de cavaliers qui comprenait un cavalier armé d'une lance, des archers, un courtillier, etc...

— Me permettez-vous de lui parler?

Le baron se met à rire.

— Ce païen ne comprend pas un mot de français, messire!

— Je sais le norme, dit sèchement Thierry. J'ai été esclave chez les Vikings.

— Fort bien, dit le baron. Essayez de lui parler si telle est votre envie, messire. Il me semble impossible qu'un gosier chrétien arrive à prononcer un langage aussi barbare!

Thierry traverse la cour et aborde l'esclave qui s'apprête à entrer dans l'écurie. Il le salue en langue norme. Le captif sursaute, se retourne brusquement... Pendant quelques instants, Thierry et le Normand se regardent, stupéfaits.

Eric! s'écrie Thierry.

Dans sa stupeur, il ne trouve rien à dire. Retrouver comme esclave, traînant une lourde chaîne, le garçon fier et farouche qu'il avait connu, fils de chef, chez les Vikings, lui cause un véritable désarroi. Il a tant souffert lui-même, dans son corps et dans son âme, qu'il comprend quelle torture physique et morale Eric doit endurer. Et lui, Thierry, dans cette horrible épreuve, avait sa foi pour le soutenir. Eric n'a rien... Les dieux auxquels il croit ne s'intéressent ni aux vaincus, ni aux esclaves...

Les yeux bleu foncé d'Eric jettent des éclairs, une expression de haine sauvage convulse ses traits; il serre les poings et se met à proférer des injures et des malédictions. Le baron accourt.

— Que dit ce chien de Normand? Il vous insulte, je crois? je vais le faire fouetter d'importance!

Thierry frémit au souvenir de la lourde lanière tressée, en peau d'élan, qui a tant de fois déchiré sa chair quand il était captif. Il pose sa main sur le bras de son hôte.

— N'en faites rien, messire baron, je vous prie. Je serais navré qu'à cause de moi ce prisonnier soit maltraité. C'est le fils d'un Viking que j'ai bien connu quand j'étais captif au Danemark.

Et vous n'avez nulle envie de lui faire payer ce que les siens vous ont fait endurer quand vous étiez prisonnier chez ces sauvages? s'écrie le baron, ébahi d'une telle générosité. En tous cas, je ne souffrirai pas qu'un de mes invités soit insulté grossièrement par ce païen! Car il vous a insulté, je le comprends fort bien, même si je ne connais pas la langue de ces barbares! Semblable insolence doit être sévèrement punie. L'homme recevra cinquante coups de fouet. Thierry proteste avec l'énergie du désespoir. Il souffre de voir ce beau et fier garçon humilié de la sorte, et l'idée qu'à cause de lui Eric puisse recevoir un cruel châtiment lui paraît absolument intolérable.

À contrecœur, le baron finit par céder à la prière de Thierry. Celui-ci s'enhardit alors et demande au baron de lui vendre l'esclave. À cette requête inattendue, Noirmont s'écrie:

Oh! vous pouvez l'avoir, messire, si tel est votre désir! Mais c'est un piètre cadeau que je vous fais là. Cet esclave n'est pas bon à grand-chose, en vérité. Et sa férocité est telle que vous ferez bien de vous tenir sur vos gardes et de ne pas laisser les enfants de la comtesse en approcher!

Thierry a de la peine à retenir un sourire devant ce sombre tableau. Une autre image se présente à lui, celle d'un Eric rieur, soulevant sa petite sœur Solveig et la perchant sur son épaule.

Je vous répète, messire baron, que je connais Eric! Il aime beaucoup les enfants et je le crois absolument incapable de faire du mal à Odette ou à Didier!

— Ne vous y fiez pas, messire! Ces Normands massacrent même les enfants au berceau. Enfin, je vous fais cadeau de celui-ci, et souhaite que vous n'ayez pas à vous repentir de l'avoir pris à votre service. Pendant toute cette discussion, dont il ne peut deviner le sujet, Eric a gardé une attitude farouche. Thierry remercie le baron avec la plus grande courtoisie, puis il se tourne vers le captif.

— Eric, dit-il en danois, le baron te donne à moi. J'ai l'intention de t'affranchir et de te rendre la liberté.

À ces paroles inattendues, Eric regarde Thierry avec surprise et incrédulité. Il ne répond pas un mot. Thierry s'adresse au baron et lui demande s'il y a un forgeron au château ou au village.

— Un forgeron? fait Noirmont, étonné. Il y en a un au château, certainement.      Avez-vous besoin de ses services?

— Oui, messire baron. Je voudrais faire ôter les fers de ce captif.

— N'en faites rien, messire! s'écrie le baron, alarmé. Je vous assure que cet esclave est dangereux! C'est une vraie bête féroce! Il a fallu plusieurs mois pour en venir à bout. Au début, il fallait le garder enchaîné jour et nuit à un anneau scellé dans le mur, et personne ne pouvait en approcher! Le fouet et la privation de nourriture ont fini par user sa résistance. Mais si vous lui ôtez sa chaîne, il s'enfuira!

— Pourquoi s'enfuirait-il puisque je viens de lui promettre de l'affranchir?

— Vous lui avez fait là une promesse fort imprudente, messire! Le forgeron du château est à votre disposition, mais je ne puis que vous déconseiller de faire ôter les fers de cet esclave!

Thierry s'obstine et le baron, en soupirant, envoie quérir le forgeron.

À suivre