La fille du Roi de la mer (suite)

Deux jours avant son mariage avec Eric, Helga annonce aux siens qu'elle est devenue chrétienne. Eric décide d'épouser Helga, même s'il doit braver la colère des dieux. Après la célébration des noces, Helga habite dans la maison de Knut, le père d'Eric, et elle est heureuse d'avoir enfin des frères et sœurs. Mais Ingrid, la mère d'Eric, a de la peine à s'entendre avec cette fille indépendante et qui n'hésite pas à témoigner de sa foi.

— Holà, petites, où allez-vous donc?

Les trois jeunes esclaves d'Helga, Geneviève, Aliette et Blanche, s'arrêtent net et regardent avec une inquiétude mêlée d'effroi le grand garçon qui vient de surgir à l'improviste et leur barre la route. Elles ne connaissent que quelques douzaines de mots de la langue norme, mais elles comprennent pourtant le sens de la question que leur adresse Harold. Les trois fillettes se concertent à voix basse. Comme le garçon, intrigué, s'avance vers Geneviève dans l'intention de découvrir la corbeille que porte la petite esclave afin de connaître son contenu, les fillettes, d'un commun accord, se sauvent à toutes jambes à travers la neige, dans trois directions différentes. Harold, de plus en plus intrigué, se lance à la poursuite de Geneviève, qu'il empoigne sans ménagements par ses tresses brunes. La fillette se met à pousser des cris perçants et Helga, sortant d'une petite hutte de branches de sapin à demi ensevelie sous la neige, accourt. Helga a construit cette hutte à l'automne, avec les jeunes frères d'Eric, Harold, Nils et Kari.

— Qui t'a permis de battre mes esclaves, Harold? crie Helga, furieuse. Veux-tu lâcher Geneviève?

— Je ne la battais pas! proteste Harold, abandonnant sa victime. Je voulais seulement savoir où elle allait et ce qu'elle avait dans sa corbeille, et comme elle se sauvait au lieu de répondre, je l'ai attrapée par ses nattes pour l'obliger à me montrer ce qu'il y a là-dedans...

Tout en parlant, Harold fait une nouvelle tentative pour s'emparer de la corbeille mystérieuse, mais Geneviève se dérobe en serrant la corbeille contre elle.

Va porter ça dans la hutte, Geneviève, dit Helga en langage franc. Et va ramasser du bois avec Aliette et Blanche. Je vous rejoindrai dès que je me serai débarrassée de ce garçon trop curieux.

Helga connaît maintenant la langue des Francs, qu'elle a apprise en parlant avec Thierry, puis avec ses petites esclaves. Mais Harold comprend lui aussi cette langue, ayant eu pour esclave un petit paysan franc qui avait fini par mourir d'une pneumonie, au cours d'un hiver rigoureux.

Si tu crois que tu vas te débarrasser de moi comme ça, Helga, tu te trompes! s'écrie-t-il d'un ton malicieux. Je ne partirai pas sans savoir ce qui se trame ici! Si c'est un bon tour que l'on prépare, je veux en être! Et si ce sont des réjouissances qui s'apprêtent, je veux y prendre part!

— Quand tu sauras ce que c'est, fait Helga narquoise, tu t'empresseras de déguerpir!

— Moi! déguerpir? Pour qui me prends-tu? fait Harold, vexé. Le fils d'un Viking ne redoute rien.

— Sauf la colère des dieux! raille Helga.

La colère des dieux! fait Harold, refroidi.

— Si tu veux tout savoir, c'est une fête chrétienne que nous nous préparons à célébrer. Alors, tu en es toujours?

— Je serais curieux de voir ça!

Au fond, Harold n'est pas très tranquille. Mais il se serait fait hacher plutôt que de reculer!

— Tu peux venir, si tu promets de n'en parler à personne, dit Helga. Nous avons décidé de faire la fête dans la hutte pour être tranquilles.

Je serai muet comme la tombe! promet Harold.

— Alors, tu peux venir!

La neige qui se trouvait devant la hutte a été balayée et entassée de façon à former un remblai. Helga fait entrer Harold dans la hutte. Le sol est recouvert d'une épaisse couche de branches de sapin, sur lesquelles Helga a étendu une magnifique fourrure d'ours blanc en guise de tapis. Cette fourrure est un des présents de noces offerts par Eric, et Harold se demande comment Helga a réussi à la sortir de la maison sans éveiller l'attention d'Ingrid, à qui rien n'échappe. Les murs de branchages sont décorés de guirlandes de lierre et de houx; au mur du fond, Helga a suspendu une étoile. Cette étoile, elle l'a taillée, avec son couteau, dans un morceau de bouleau encore revêtu de son écorce argentée.

J'ai mis cette étoile, dit Helga, parce que c'est une étoile qui a annoncé aux hommes la naissance de Jésus, le Fils de Dieu. La fête que nous célébrons aujourd'hui rappelle la naissance du Seigneur Jésus. Harold est prodigieusement intéressé.

Bientôt les petites esclaves reviennent avec une provision de bois mort. Helga et Harold entassent le bois devant l'entrée de la hutte, à l'endroit où la neige avait été balayée, et préparent le feu qu'Helga allume en soufflant sur des braises ardentes, prises au foyer d'Ingrid et apportées dans un petit pot de terre, sur un lit de cendres. Il aurait été impossible d'allumer du feu à l'intérieur sans risquer d'incendier la hutte.

Bientôt la flamme jaillit, pétille joyeusement, et s'élance vers le ciel. La neige entassée derrière le foyer forme comme un mur qui renvoie la chaleur vers l'intérieur de la hutte.

Helga invite Harold à prendre place à ses côtés sur la peau d'ours blanc; sur un signe d'Helga, Blanche, Aliette et Geneviève s'asseyent à leur tour, en demi-cercle.

Harold se demande avec curiosité ce qui va suivre.

Maintenant, dit Helga, nous allons prier Dieu. Et ensuite Geneviève nous racontera l'histoire de la naissance de Jésus. Pour terminer la fête, Helga fait rôtir un lièvre sur le feu et chacun participe à un repas fort réussi.

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Le printemps revient. La neige commence à fondre. Les premiers crocus apparaissent dans les bois. Les noisetiers se couvrent de chatons d'or pâle...

— Les cigognes vont bientôt revenir, dit Helga. Et les drakkars partiront...

Elle soupire et lève les yeux vers Eric. Tous deux se tiennent côte à côte, sous un bouleau, près de l'étang. Des nuages blancs courent dans le ciel d'un bleu léger qui se reflète dans le miroir des eaux tranquilles.

— Eric, dit Helga, j'ai une proposition à te faire. Si tu veux, nous allons conclure un pacte...

— Un pacte? fait Eric méfiant.

Qu'est-ce que cette Helga a encore imaginé? Avec une fille pareille, il faut s'attendre à tout!

— A ton avis, Thor et Wotan sont des dieux très puissants? dit Helga d'un air suave.

— Bien sûr, acquiesce Eric sur la défensive.

Il se demande où elle veut en venir. Helga lève sur son jeune mari son regard couleur d'aigue-marine.

— Tu penses que Thor et Wotan sont dix fois plus forts que le Dieu des chrétiens, n'est-ce pas?

— Cent fois plus forts! Affirme Eric.

— Eh bien, puisque tu en es sûr - car tu en es tout à fait sûr, n'est-ce-pas? Voilà ce que je te propose: nous allons prier chacun de notre côté. Toi, tu prieras tous les jours Thor et Wotan pour qu'ils me ramènent à la foi de nos ancêtres, et moi je prierai mon Dieu pour ta conversion!

Eric est suffoqué. Helga conclut tranquillement:

— De la sorte, nous verrons bien quel dieu est le plus fort: c'est celui qui exaucera les prières qui lui seront adressées.

— Tu peux toujours prier pour ma conversion! fait Eric d'un ton ironique. Il n'y a aucun risque que je devienne chrétien, tu sais!

— C'est ce que nous verrons! Dit Helga avec un sourire malicieux.

La revanche des dieux

On approche des fêtes du Solstice d'été. L'air est tiède et parfumé. C'est la fin d'un beau jour. Au Nord du Danemark, les nuits sont brèves en juin. L'obscurité dure à peine quelques heures. Le soleil décline lentement et des nuages mauves flottent dans le ciel couleur de perle.

A l'orée de la forêt, les cinq enfants sont assis en cercle autour d'Helga qui leur raconte une histoire.

Ingrid paraît sur le seuil de la maison et jette un coup d'œil au-dehors. Elle aperçoit le petit groupe et fronce les sourcils, mécontente. Il lui déplaît de voir que cette fille indocile qui a renié les dieux prenne un tel ascendant sur les enfants. Elle se dirige vers le petit groupe, décidée à interrompre l'histoire et à envoyer les enfants se coucher sans tarder. Un mot surpris au vol la cloue sur place. Les enfants, absorbés par le récit, n'ont pas vu leur mère s'approcher, et Helga tourne le dos à Ingrid. La femme du chef s'arrête et tend l'oreille.

Helga raconte une histoire extraordinaire où revient le nom de «Jésus». Il est question d'une barque désemparée, au milieu de la tempête...

— La barque dansait sur les flots en furie, dit Helga, le vent rugissait, le mât craquait, les vagues passaient par-dessus bord, et la barque se remplissait d'eau et commençait à enfoncer... Et Jésus dormait toujours tranquillement, le bruit de la tempête ne l'avait pas réveillé. Alors ceux qui étaient dans la barque avec lui le réveillèrent en criant: «Maître, sauve-nous! Nous périssons!» Alors, devinez ce qui est arrivé?

— Il s'est levé et il a pris le gouvernail, dit Harold.

— Pas du tout! Il a parlé au vent et à la mer et il a arrêté la tempête! Comme ça, d'un seul coup!

Les enfants s'exclament.

— Alors, c'était un dieu! s'écrie Harold, rempli de respect et d'admiration.

— Jésus n'était pas «un» dieu. C'est le Fils du vrai Dieu! dit Helga. Le Dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer...

Elle ne peut aller plus loin. Ingrid vient de surgir, furieuse, l'injure à la bouche.

— Je t'y prends, fille maudite! crie-t-elle. Il ne te suffit pas d'avoir renié les dieux! Tu veux encore pervertir mes enfants et les entraîner à abandonner la religion de leurs ancêtres! Maudite sois-tu, et maudit soit le jour où tu as franchi le seuil de ma demeure! Mais tu ne continueras pas plus longtemps ton œuvre perfide: je vais chercher le prêtre de Wotan!

Les enfants, pâles et tremblants, regardent leur mère transformée en furie.

— Sauve-toi, Helga, supplie Harold après qu'Ingrid s'est éloignée à grandes enjambées. Les yeux verts d'Helga flamboient.

— Me sauver? Pour que le prêtre de Wotan croie qu'une chrétienne a peur de lui? Je ne le crains pas. Mon Dieu est plus puissant que les siens, et il me protégera!

Harold est ébranlé par l'assurance d'Helga. Mais il demeure inquiet. Les autres sont épouvantés. La petite Solveig se met à pleurer:

— Je ne veux pas qu'on fasse du mal à Helga. Paisible, Helga console la petite.

— Ne pleure plus, Solveig! Jésus me gardera. Il a arrêté la tempête, alors, tu penses! Il se moque bien de ce vieux prêtre et de ses dieux impuissants!1

1 La théologie d'Helga peut paraître un peu simpliste. Alors relisez le psaume 2: «Celui qui habite dans les cieux se rira d'eux, le Seigneur s'en moquera» (Ps. 2:4).

Solveig n'est pas rassurée. Le prêtre de Wotan, qui fracasse à coups de hache le crâne des victimes humaines, lui paraît un personnage terrifiant, armé d'une puissance redoutable.

Bientôt, des clameurs sauvages s'élèvent et l'on voit le prêtre de Wotan, faisant de grands gestes et brandissant le marteau d'or, insigne de ses fonctions2, s'avancer à la tête d'une foule hurlante. Ingrid a prévenu le prêtre, et celui-ci a ameuté le village! Les pêcheurs, les chasseurs (car seule une élite de guerriers participait aux expéditions annuelles sur les drakkars), les femmes, les jeunes gens, et même les enfants, tous vocifèrent, tendent le poing, brandissent des bâtons. Des pierres volent dans la direction de la jeune chrétienne. Helga écarte vivement la petite Solveig qui se cramponne à sa robe en pleurant et s'avance hardiment à la rencontre du prêtre païen.

2 Ce marteau était l'emblème de Thor, le forgeron des dieux, celui qui lançait la foudre.

À suivre