La fille du Roi de la mer

Thierry a eu l'occasion de parler à Helga du seul vrai Dieu. Sans en avoir l'air, elle est intriguée par ce Dieu des chrétiens. Un jour, alors qu'elle était partie chasser avec son esclave, elle se fait charger par un sanglier. Rapide comme l'éclair, Thierry a juste le temps de se jeter entre Helga et la bête, et de tuer celle-ci... mais il a en même temps reçu un terrible coup de défense qui lui a ouvert le côté. Helga se relève; elle voit le sanglier mort et Thierry évanoui, dont la blessure saigne abondamment.

Thierry tient encore l'arme qu'il avait ramassée. Il a l'air d'un guerrier couché sur le champ de bataille.

Helga sent basculer le monde autour d'elle, le monde où règne la vengeance et la haine, le monde dans lequel on offre des sacrifices humains à des dieux sanguinaires... Le garçon qui git là obéit à d'autres lois: il obéit à un dieu d'amour, dont les lois enseignent le pardon des offenses et disent de rendre le bien pour le mal... Au lieu de chercher à se venger sur la fille de ses ennemis, qui l'a battu et insulté, ce garçon a risqué sa vie pour elle... Helga éclate en sanglots, elle qui n'a jamais pleuré! Thierry ne reprend toujours pas connaissance, le sang continue de couler de sa blessure, et Helga s'affole. La vie d'un esclave compte peu et, dans des circonstances ordinaires, Helga n'aurait éprouvé de la perte de son esclave rien de plus qu'une vive contrariété. Mais ce garçon vient de lui sauver la vie, il a agi avec courage, et Helga ne veut pas le laisser mourir. Elle ne sait comment arrêter le sang qui coule en abondance. Ils se trouvent loin de la maison et le temps qu'Helga coure au village pour en ramener du secours, le garçon peut mourir. Pour la première fois, Helga se trouve placée dans une situation à laquelle elle ne peut faire face par ses propres moyens. Elle pense à invoquer les dieux, mais elle se dit: «À quoi bon? Thor et Wotan ne se soucient pas de la vie d'un esclave!» C'est alors qu'elle pense au Dieu des chrétiens. Puisque ce garçon est chrétien, peut-être que son dieu voudra bien lui venir en aide. Le prêtre de Wotan a dit que c'est un dieu impuissant, qui n'a même pas pu empêcher les hommes de tuer son fils. Mais après tout, on peut toujours essayer. Helga ne sait trop en quels termes il convient de s'adresser au Dieu des chrétiens. Elle lève les yeux vers le ciel, comme elle a vu faire Thierry, et dit à haute voix:

— Dieu des chrétiens, si tu existes, viens au secours de Thierry, si tu le peux...

Elle reste un instant silencieuse, ne sachant qu'ajouter. Quand on demande une faveur aux dieux, on promet toujours quelque chose en échange: un sacrifice ou un cadeau. Ignorant quelle sorte de présent peut plaire à ce dieu inconnu, elle ajoute:

— Si tu m'exauces, je te ferai un beau cadeau.

Cette promesse lui paraît suffisante: ou bien le Dieu des chrétiens est impuissant, et elle se trouvera dégagée de sa promesse; ou bien il exauce sa prière, et, dans ce cas, elle demandera à Thierry ce qu'il convient d'offrir à son dieu. Comme elle achève cette étrange prière, elle entend des aboiements. Elle s'élance en courant dans cette direction et se met à appeler. Les aboiements se rapprochent et, bientôt, deux des chiens d'Olaf arrivent en bondissant. Helga appelle encore, de toutes ses forces, certaine cette fois que son père ne peut être bien loin. En effet, des voix répondent à ses appels. Helga reprend sa course, escortée des chiens, et aperçoit bientôt son père qui s'avance vers elle, suivi de Ragnar et de plusieurs valets. Elle arrive près d'eux, hors d'haleine.

— Père, viens vite! crie-t-elle. Thierry est blessé, il perd son sang, il va mourir!

Mais Olaf, au premier regard qu'il jette sur sa fille, pousse un cri rauque en voyant le sang qui couvre la robe d'Helga.

— Helga! tu es blessée?

Sans attendre la réponse de sa fille, il ajoute violemment:

— Si tu es blessée, ce chien d'esclave me le paiera cher!

— Mais non, je n'ai rien! crie Helga. C'est Thierry qui...

— Mais ce sang?

— Ce n'est pas le mien! C'est celui de Thierry. J'ai attaqué un sanglier, mais je suis tombée, et Thierry a tué le sanglier, mais il a été blessé et... oh! père, viens vite! vite! Thierry perd son sang, il va mourir et il m'a sauvée!

Olaf voit avec étonnement qu'il y a des larmes dans les yeux de sa fille. Il hâte le pas, remettant les explications à plus tard.

Quand Thierry reprend connaissance, il est étendu sur une peau d'ours devant le foyer, Astrid achève de panser sa blessure, et Helga est penchée sur lui. Chose étrange, il croit voir briller des larmes dans les yeux d'Helga. Mais il pense aussitôt qu'il s'est trompé.

Thierry, quelle sorte de cadeau offre-t-on à ton Dieu? Étonné, le garçon relève la tête et regarde Helga. Pourquoi pose-t-elle cette question étrange?

Les deux adolescents sont seuls dans la vaste salle. Thierry, qui entre en convalescence, est assis sur la pierre de l'âtre, Helga est couchée à plat ventre sur une peau d'ours et regarde les flammes qui dansent joyeusement. Tous les hommes sont partis à la chasse avec Olaf, car c'est jour de grande battue: il faut beaucoup de viande pour le grand festin qui se prépare dans la maison du chef à l'occasion des fêtes du Solstice d'Hiver. Astrid est à la cuisine avec les servantes qui confectionnent, sous sa direction, des gâteaux variés avec la farine que l'on a tirée du blé rapporté par les Vikings de leurs expéditions au pays de France1.

1 Les Normands ne cultivaient pas le blé qui croît difficilement dans les pays scandinaves. Ils en rapportaient chaque année de leurs expéditions en France.

Helga, qui se désintéresse totalement de ces préparatifs culinaires, et à qui son père a interdit d'accompagner les chasseurs (l'aventure du sanglier avait paru à Olaf un avertissement donné par les dieux), s'est réfugiée dans la grande salle et cause avec Thierry. Depuis que le garçon est en voie de guérison, Helga se creuse la cervelle pour deviner quel cadeau elle pourrait bien offrir au Dieu des chrétiens et de quelle façon elle doit s'y prendre pour l'offrir. Elle a décidé d'interroger Thierry, mais sans lui parler de la prière qu'elle a adressée à son dieu et du vœu qu'elle a fait. Avouer à son esclave qu'elle a eu recours au dieu qu'il sert lui aurait paru humiliant.

Thierry réfléchit un moment.

— Notre Dieu n'est pas comme les vôtres, dit-il enfin en cherchant ses mots. On ne lui offre pas des sacrifices humains... Il le défend. Le seul sacrifice qu'il a accepté, c'est celui de Jésus, son Fils, qui est mort pour nous sauver. C'est Lui qui est notre sacrifice.

Cette idée-là est, pour Helga, tout à fait extraordinaire. Le fils d'un dieu qui s'offre lui-même, volontairement, en sacrifice... Vraiment, cette religion des chrétiens est tout à fait bizarre....

— Mais enfin, insiste-t-elle, quand on veut faire un cadeau à votre dieu, lui offrir quelque chose?

Thierry sourit.

— Dieu ne veut qu'une seule chose: notre cœur.

— Quoi? fait Helga, horrifiée. Il faut arracher son cœur de sa poitrine et l'offrir à ton dieu? Wotan lui-même n'exigerait pas une chose aussi barbare!

Non! dit Thierry, ce n'est pas ça... Je veux dire...

Il cherche ses mots désespérément.

Je ne sais pas bien expliquer... Donner son cœur à Dieu, cela veut dire l'aimer, le servir, se donner à Lui.

Helga demeure rêveuse. Aimer un dieu, c'est vraiment bizarre. Ni Thor, ni Wotan ne demandent l'amour de leurs adorateurs. Ce sont des dieux terribles, qu'on adore en tremblant.

Dans la tempête

«Car je sais que l'Éternel est grand... lui qui.... fait les éclairs pour la pluie, qui de ses trésors fait sortir le vent» Psaume 135:5, 7

Le vent hurle et la barque danse comme un bouchon sur les flots déchaînés. Le ciel est d'un noir d'encre. Helga, cramponnée à la barre, giflée par les vagues qui passent par-dessus bord, serre les dents; tandis que Thierry s'efforce de plier les voiles que le vent menace d'arracher. Les muscles tendus, le garçon tire de toutes ses forces sur les drisses2. Mais il aurait fallu être au moins deux pour la manœuvre, et Helga ne peut lâcher la barre un seul instant.

2 Les drisses: cordages qui servent à hisser la ou les voile(s) d'un bateau.

Le jeune garçon, à peine remis de sa blessure, est encore faible. L'effort qu'il fournit depuis deux heures est trop grand pour un convalescent. Il a des vertiges, et, par moments, un voile noir s'étend devant ses yeux...

Mon Dieu! supplie-t-il, viens à mon secours! Fais que je ne tombe pas! Que deviendrait Helga toute seule dans une pareille tempête? Mon Dieu, aie pitié de nous!

Malgré le temps menaçant, Helga avait décidé de prendre la mer. Et quand Thierry lui avait fait remarquer qu'une tempête se préparait, elle s'était mise à rire et avait lancé à son esclave un regard méprisant.

J'aime la tempête! Les vagues ne me font pas peur! avait-elle déclaré avec orgueil. Thierry, résigné, était monté dans la barque. Comme il l'avait prévu, la tempête s'était déchaînée rapidement. Helga avait commencé par rire et par chanter, suivant la coutume des navigateurs normands.

Mais la violence du vent, la furie des vagues l'avaient bientôt réduite au silence. Elle avait dû garder toutes ses forces pour se cramponner au gouvernail tandis que Thierry s'épuisait à la manœuvre.

Thierry n'est pas un novice dans le maniement d'une barque à voile. Il a souvent passé les mois d'été, avec son cousin, chez un oncle de Didier, qui possède un manoir au bord de la mer. Les cousins de Didier ont une barque, et les garçons passaient des journées entières sur l'eau. Mais Thierry n'avait jamais eu à faire face à une pareille tempête.

Il y a maintenant deux heures qu'ils luttent et ils ont perdu tout espoir d'atteindre la côte tant que la violence du vent ne diminue pas.

Soudain, un éclair fulgurant zèbre le ciel. La foudre tombe avec fracas et les adolescents sont renversés par la violence du choc. La foudre a frappé le mât, qui s'est cassé net et s'est abattu, entraînant la voilure. Déséquilibrée, la barque chavire et les adolescents se retrouvent dans l'eau glacée. Le froid saisit Thierry qui coule...

Quand le garçon revient à lui, il est étendu sur un rocher. Helga penche sur lui un visage livide, et ses yeux verts ont une expression désespérée.

Pendant un moment, Thierry a de la peine à réaliser où il se trouve et ce qu'il fait là. Puis la mémoire lui revient: la tempête, le naufrage... Il se sent très faible et complètement glacé. Il tente de se soulever.

Où sommes-nous? demande-t-il.

Sur un petit îlot, répond Helga.

Il avait vaguement espéré, en sentant le rocher sous lui, que la tempête les avait jetés sur la côte. Hélas, il n'en est rien! Ils sont bel et bien perdus en pleine mer, seuls sur un rocher minuscule, battu de toutes parts par les flots en furie. Et la violence du vent ne diminue pas. Il se demande comment il se trouve là, comment il ne s'est pas noyé quand une faiblesse l'avait pris et qu'il avait coulé...

— C'est toi qui m'as tiré de l'eau?

Oui, j'ai vu que tu coulais, et j'ai plongé, dit Helga qui semble ne pas y attacher d'importance. Elle nage depuis son enfance, comme tous les petits Danois; la mer est son élément, et les vagues ne lui font pas peur. Elle s'est souvent amusée à nager dans la baie les jours de tempête. Certes, elle a eu de la peine à ramener Thierry à la surface, à le soutenir jusqu'à cet îlot... Mais elle juge que cela ne vaut pas la peine d'en parler. Elle ajoute d'une voix sourde:

— Nous sommes perdus, les dieux nous ont abandonnés!

— Pas le mien, dit Thierry tranquillement.

Et comme Helga le regarde avec surprise et incrédulité:

— Dieu n'abandonne jamais ceux qui croient en lui, dit-il avec assurance.

— Thor nous a frappés de la foudre. Il est en colère contre nous, dit Helga.

Ce n'est pas Thor qui lance la foudre, répond Thierry. C'est notre Dieu.

À suivre