La fille du Roi de la mer

Olaf désire récompenser sa fille pour avoir accompli l'exploit de tuer un élan. Il lui accorde l'esclave qu'elle désirait depuis longtemps. Thierry a été fait prisonnier lors de la dernière expédition d'Olaf et il doit maintenant faire les quatre volontés d'Helga. Il réalise qu'il vit au milieu de païens qui ne connaissent pas le seul vrai Dieu et il aimerait le leur faire connaître. Mais c'est une tâche difficile...

Astrid voit d'un œil inquiet sa fille partir escortée par l'esclave. Elle s'en ouvre à son mari, qui ne fait qu'en rire.

— Helga est de taille à se défendre, crois-moi! Une vraie louve! D'ailleurs, elle est toujours armée.

— Oui, mais ce garçon a une tête de plus qu'elle. Il pourrait lui arracher son arme par surprise.

— Allons donc, il n'oserait pas! Il sait que nous le ferions déchirer par les chiens s'il levait la main sur Helga.

Astrid n'est pas rassurée. Quand elle conseille la prudence à sa fille, Helga répond par un éclat de rire.

Lui? C'est un chien bien dressé! Sois tranquille, je lui ai appris à ramper!

Astrid secoue la tête.

Je n'en suis pas sûre, Helga... As-tu regardé ses yeux? Ce ne sont pas ceux d'un esclave soumis, mais d'un garçon fier, qui se révolte en silence.

Les yeux d'Helga étincellent.

— Tu crois? Eh bien, tant mieux! C'est plus amusant. J'aime dompter les bêtes sauvages!

— Tu me fais peur, Helga! Cela finira mal...

Helga secoue ses tresses blondes.

Pas du tout! Je sais me faire obéir, je t'assure!

Néanmoins, elle se tient désormais sur ses gardes.

Peut-être, après tout, ce garçon médite-t-il quelque traîtrise. Jamais, en effet, il n'implore sa pitié ou demande grâce quand elle le fait fouetter par le gardien des esclaves. Au contraire, il a une façon de relever la tête, après avoir été battu, et de regarder Helga en face avec fierté, qui a toujours secrètement plu à la fille du chef. Peut-être y a-t-il du défi dans cette attitude; mais Helga n'aimerait pas avoir un esclave trop soumis.

Ce jour-là, Helga pense à ces choses, tandis qu'assise sur un rocher, près d'un feu que l'esclave a allumé sur ses ordres après être allé chercher des braises ardentes à un campement de bûcherons proche, elle regarde se dorer à la flamme une perdrix des neiges, produit de sa chasse. Depuis un certain temps, elle s'est efforcée d'enseigner la langue norme à Thierry, au lieu de se borner à lui jeter brutalement des ordres. Très intelligent, le garçon a fait de rapides progrès. Il commence à savoir s'exprimer, bien que très incorrectement.

A quoi penses-tu? demande-t-elle soudain, en voyant que l'esclave contemple le ciel. Le garçon tressaille.

— Je ne pensais pas, dit-il enfin. Je...

Ne sachant quel terme les Normands emploient pour «prier», il traduit:

— Je parlais à Dieu.

Les yeux d'Helga s'ouvrent tout grands.

— Tu parlais à ton dieu? Je n'ai rien entendu!

— Je lui parlais dans mon cœur.

— Ah! oui! fait Helga, de plus en plus surprise. Je croyais qu'il fallait crier très fort pour que les dieux nous entendent.

— Le vrai Dieu nous entend même quand on parle tout bas, même quand on lui parle dans son cœur. Il sait ce que nous pensons, il sait tout.

— Le vrai dieu? fait Helga en fronçant les sourcils. De quel dieu parles-tu?

— Il n'y a qu'un seul Dieu. Helga se dresse, furieuse.

— Insolent! Oses-tu prétendre que Thor et Wotan sont de faux dieux?

— Il n'y a qu'un seul Dieu, répète Thierry fermement. Le Dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer. Thor et Wotan ne sont pas des dieux.

— Tu oses insulter nos dieux, vil esclave! crie Helga, transportée de fureur.

D'une main frémissante, elle saisit le fouet de chasse dont elle se sert pour châtier Thierry, et cingle le garçon en plein visage. Thierry étouffe un cri de douleur et essuie le sang qui coule sur sa joue.

— Tu mériterais que je te fasse arracher la langue pour avoir osé insulter nos dieux! crie-t-elle. Si mon père le savait, il te ferait fouetter jusqu'à ce que tu ne puisses plus te tenir sur tes jambes! Comment oses-tu dire que ton dieu est plus grand que Thor et Wotan? Le dieu des chrétiens est un dieu impuissant, puisqu'il n'a pas pu vous donner la victoire!

Thierry secoue la tête.

— Notre Dieu n'est pas le dieu de la guerre. Ce n'est pas un dieu de haine, comme les vôtres; c'est un Dieu d'amour. Il a donné son fils pour nous sauver.

Le garçon s'arrête, incapable d'en dire plus. Il voudrait mieux expliquer les choses; mais il ne connait pas assez la langue norme pour pouvoir le faire. Helga ne dit rien à son père, qui aurait fait châtier Thierry, et dans les jours qui suivent, elle pense souvent aux paroles de l'esclave. Mais elle est trop fière pour l'interroger. Elle ne veut pas donner à Thierry la satisfaction de paraître s'intéresser à ce qu'il a dit du Dieu des chrétiens. Mais quand Helga a une idée en tête, elle ne l'abandonne pas facilement. Pour satisfaire sa curiosité, elle se résout à aller interroger le prêtre de Wotan. Lui saurait sûrement quelque chose au sujet du Dieu des chrétiens.

Le prêtre de Wotan accueille la fille du chef avec des paroles flatteuses. Helga s'assied avec nonchalance sur un siège recouvert d'une peau d'ours et attaque:

As-tu entendu parler du dieu des chrétiens?

Le prêtre de Wotan paraît surpris. Si une autre personne que la fille du chef lui avait posé pareille question, il aurait répondu qu'il n'avait pas de temps à perdre à parler de ce dieu méprisable. Mais il sait qu'Olaf ne veut pas qu'on contrarie sa fille, et Olaf, quand il est rentré de sa dernière expédition, a fait de riches présents au prêtre de Wotan. Il répond donc d'un ton mielleux:

— Certes, Helga, j'ai entendu parler du dieu des chrétiens.

— Est-il vrai que ces gens n'adorent qu'un seul dieu?

— C'est en effet ce qu'on m'a dit. Un seul dieu! Quelle sottise! Et le prêtre se met à ricaner.

— As-tu entendu dire que ce dieu avait un fils, et qu'il avait donné ce fils pour sauver les hommes?

Le prêtre dresse l'oreille avec inquiétude: Helga lui paraît un peu trop renseignée. Il demande d'un air sournois:

— Peux-tu me dire d'où tu tiens ces renseignements?

— C'est mon esclave franc qui m'a parlé de ces choses. Il m'a même dit...

Elle allait dire: «Il m'a même dit que Thor et Wotan ne sont pas des dieux». Mais elle voit les yeux du prêtre briller d'une lueur féroce, comme ceux d'un loup qui guette sa proie, et elle se tait brusquement. Elle ne veut pas que la hache du prêtre fracasse la tête de Thierry. Elle tient à son esclave.

— Que t'a-t-il dit? insiste le prêtre.

Rien, fait Helga brièvement, c'est sans importance. Est-il vrai que le dieu des chrétiens est un dieu d'amour?

Le prêtre crache avec mépris.

— Religion d'esclaves et de vaincus! ricane-t-il. Les chrétiens prêchent le pardon des offenses et disent qu'on doit aimer ses ennemis et rendre le bien pour le mal! Le fils de leur dieu est venu sur la terre, sous une forme humaine, il s'appelait Jésus. Les hommes l'ont fait mourir en le clouant sur une croix. Et ce dieu n'a même pas pu délivrer son fils!

Est-ce que cela s'est passé dans le pays des Francs? Est-ce que ce sont les chrétiens qui ont fait mourir ce Jésus?

Non, ça s'est passé très loin d'ici, dans un pays d'Orient, il y a très longtemps.

Et ce Dieu n'a pas pu délivrer son fils?

Non. C'est un dieu impuissant!

«C'est un dieu impuissant, se répète Helga avec une satisfaction orgueilleuse, en regagnant la maison de son père. Nos dieux à nous sont des dieux forts, des dieux qui commandent à la foudre et qui nous donnent la victoire sur nos ennemis. Le dieu des chrétiens est un dieu méprisable. La religion chrétienne est une religion d'esclaves.»

En passant près de l'étang gelé, elle s'arrête pour faire des glissades, et elle ne pense plus au dieu des chrétiens.

La chasse au sanglier

Si on avait dit à Helga que, quelques jours plus tard, elle aurait besoin du dieu des chrétiens et ferait appel à lui, elle aurait ri avec insolence.

C'est pourtant ce qui arriva. Mais ni Olaf ni le prêtre de Wotan n'en surent rien, et ce n'est que longtemps plus tard, dans des circonstances tragiques, qu'elle l'avouera à Thierry.

C'est une belle journée d'hiver. L'air est pur et sec, et le soleil brille sur la neige, faisant étinceler les cristaux suspendus aux branches. Helga appelle Thierry et part à la chasse.

— Prends garde, Helga! lui crie sa mère. Par ce temps froid, les loups sont affamés et rôdent par bandes. Tu devrais prendre les chiens.

— Père est parti à la chasse avec Ragnar et il les a emmenés. D'ailleurs, les loups chassent rarement en plein jour. Et si vraiment nous étions cernés nous n'aurions qu'à grimper sur un arbre!

— Je ne suis pas tranquille! gémit Astrid. Tu ferais mieux de rester à la maison, Helga...

— Et filer la quenouille en chantant des sagas1? Merci bien! Et Helga détale en riant, suivie de Thierry.

1 Saga: légende scandinave, relatant des faits héroïques.

Veille bien sur elle, esclave! crie Astrid à Thierry. S'il arrivait malheur à sa fille, Olaf te le ferait payer cher!

Helga hausse les épaules, agacée. Les craintes de sa mère, ses recommandations inquiètes, l'exaspèrent. En vérité, Astrid a bien besoin de recommander à cet esclave de veiller sur elle! Comme si elle n'est pas de taille à se défendre elle-même! L'esclave n'est là que pour porter le gibier, certaines pièces sont lourdes.

La neige gelée craque sous les pas. Sous son manteau blanc, la forêt a un aspect féerique. Mais dans cette région marécageuse, il faut prendre garde aux ornières que la neige dissimule. L'œil aux aguets, l'oreille tendue aux moindres bruits, Helga avance silencieusement, fouillant du regard les fourrés où peut se dissimuler le gibier. Soudain, ses yeux perçants distinguent une masse sombre derrière les buissons. Elle s'approche à pas de loup, pour ne pas donner l'éveil à la bête, et fait signe à Thierry de s'avancer avec précaution.

— Un sanglier... là... chuchote-t-elle. Tu vas faire le tour et le rabattre sur moi.

Thierry a souvent accompagné son oncle à la chasse. Il sait qu'un vieux solitaire est un animal dangereux, qu'il faut attaquer à plusieurs, avec des chiens. Il se souvient d'une chasse tragique, où un chasseur imprudent avait été éventré par la bête furieuse... Et Thierry n'a rien pour frapper la bête si Helga manque son coup! Il proteste:

— On ne peut pas attaquer un sanglier sans les chiens!

Helga trépigne, furieuse.

— Lâche! froussard! Tu n'es pas un homme! Si tu ne veux pas y aller, je l'attaquerai seule. Déjà, elle brandit son couteau de chasse. Thierry la saisit par le bras pour la retenir. Elle se dégage violemment et fonce vers le fourré. Thierry n'a d'autre ressource que de la suivre en priant Dieu et en espérant que le sanglier file sans demander son reste. Sans chiens, Helga ne peut le poursuivre.

Mais déjà Helga et l'animal sont face à face. Le sanglier, surpris dans sa retraite, charge l'intruse. Helga l'attend de pied ferme, prête à frapper. Mais elle bute sur une racine recouverte par la neige et tombe sans pouvoir se retenir. Le couteau de chasse lui échappe. Déjà le sanglier est sur elle. Helga se voit perdue et ferme les yeux. Les dents serrées, elle attend l'atroce douleur des défenses de la bête labourant son corps... Au lieu de cela, elle sent un corps appuyer sur le sien, l'écraser de son poids; elle sent le sang couler sur elle. Mais ce sang n'est pas le sien. Stupéfaite, elle ouvre les yeux. Thierry s'est jeté sur elle, la protégeant de son corps. Il a ramassé le couteau de chasse et frappé la bête furieuse. Mais le sanglier a eu le temps, avant de tomber, de déchirer le flanc de Thierry, et le sang de l'esclave coule à flots d'une large blessure...

Ne crains rien, Helga, dit Thierry d'une voix blanche, la bête est morte!

Et il s'évanouit.

Helga se relève. Elle regarde, interdite, le corps inerte de l'adolescent.

À suivre