Le jardin de l'arc-en-ciel (fin)

— Je... je ne sais pas. Je demanderai à Tantie, marmonnai-je. Je te dirai plus tard, Mammy.

— Oh! très bien, conclut-elle froidement, mais décide-toi vite, car je dois faire mes plans aussi bien que toi.

Elle jeta un coup d'œil à sa montre et bailla.

— Je dois partir. Alors, au revoir, chérie, fais de grands progrès. Dans quelques semaines je serai à Londres.

Elle me donna un petit baiser et s'en alla. La Sœur l'arrêta à la porte de la salle et je vis des larmes sur ses joues. Je fourrai ma tête sous mes couvertures et je pleurai longtemps — mais si on m'avait interrogée sur le pourquoi de mes pleurs, je n'aurais su le dire. «Je prierai Tantie de lui expliquer», pensais-je en moi-même. «Elle est capable de convaincre Mammy.» Je me réconfortais de la sorte.

Je reprenais si bien mes forces qu'un matin le docteur, arrêté par hasard au pied de mon lit, déclara qu'il me permettait de rentrer chez moi. L'infirmière avertit Tantie de venir me chercher le lendemain après le dîner.

Jamais je n'oublierai mon retour au Presbytère.

J'eus la permission de me lever après le déjeuner, et celle d'emballer mes effets et, clopin-clopant sur mon plâtre, je fis le tour de la salle pour dire au revoir à chacune des malades. Étant l'unique fillette de la chambrée, j'étais devenue leur favorite. Puis je m'affalai dans un fauteuil, trop excitée pour toucher à mon dîner, les yeux fixés sur la pendule jusqu'à deux heures et demie, puis cloués sur la porte. Cette éternité d'attente prit fin quand même. Le visage rose et souriant de Janine guigna à l'intérieur et à sa suite venaient Mrs. Owen et Philip, tous aussi impatients que moi.

L'infirmière-chef, un peu moins raide que d'habitude, vint jusqu'à la voiture et me fit des signes d'adieu. Enfin je me trouvais, hors des grilles, dans un monde que je n'avais plus contemplé depuis près d'un mois, car de la salle, je ne voyais que les pelouses soignées de l'hôpital et des cheminées de briques, Nous roulions vers la maison par des chemins vicinaux, et sans savoir que l'écharpe dorée des brumes annonçait l'automne, je remarquais que les fougères tournaient au jaune, que les sorbiers se chargeaient de baies et que, dans les jardins, les dahlias flamboyaient.

Mr. Owen, Blodwen, Johnny, Francie, Robin, Lucy et Cadwaller se tenaient tous au portail sous une étonnante bannière blanche sur laquelle on pouvait lire: «Bienvenue à la Maison», ceci cousu irrégulièrement en lettres de flanelle rouge. Le vacarme de l'accueil fut si bruyant qu'il dut ébranler le Presbytère. Une fois le portail franchi, je fus entraînée sur le sentier par plusieurs petites mains aimantes jusque dans la maison. Là, une autre surprise m'attendait. La table était dressée pour un festin et la chambre décorée d'une foison de roses, tandis que, sur un divan près de la fenêtre, Olivia allongée me guettait, sa mère assise à côté d'elle. Le taxi qui m'avait transportée l'avait amenée d'abord parce qu'elle voulait à tout prix être là en ce grand jour.

La réussite du banquet fut complète. «C'est même mieux qu'à Noël» déclara Johnny. Il y avait des canapés, des biscuits au chocolat, de la salade de fruits, un gros gâteau cuit par Blodwen, glacé par Janine et garni par Francie de petites boules argentées qui formaient les mots: «Bienvenue à Élaine». Les langues allaient bon train — il y avait tant à dire — et bien que nous ayons déjà entendu conter les aventures de chacun en gros, nous désirions les entendre en détail. Philip avait été sévèrement blâmé pour la part qu'il avait eue dans mon accident, et il n'était guère enclin à s'étendre sur ses faits et gestes. Mais on le persuada de nous dire comment, supposant que j'avais rebroussé chemin, il avait rampé à travers la lande, tenant toujours sa proie à portée de voix. Il l'avait traquée jusqu'au petit village des tisserands sur la route principale, où l'homme voulut le dépister en entrant au cabaret. Mais Philip, rôdant aux alentours, avait été cueilli par Mr. Owen et Francie qui revenaient au camp, et ils s'étaient tous empressés d'aller au poste de police pour rapporter au commissaire ce qu'ils savaient. Il connaissait quelque peu l'homme, un rétameur qui tentait de vivre en ressoudant pots d'étain et marmites pour les fermes éparpillées de la montagne. On avait eu récemment l'œil sur lui, mais depuis lors nul n'avait porté plainte contre lui.

À son tour, Mr. Owen nous raconta que l'homme se serait échappé s'il n'y avait renoncé pour alerter la famille. Celui-ci l'avait trouvé à l'entrée de la vallée, appelant et cherchant, pendant que Mr. Davies, le berger, était descendu au poste de police. Toute la nuit, tandis que je dormais de mon sommeil agité, les deux hommes accroupis devant le feu s'étaient entretenus. Le rétameur avait déballé sa pitoyable histoire: enfant non désiré, élevé par un père ivrogne, bien vite il s'était dévoyé. Il se maria, mais sa femme l'abandonna, emmenant avec elle le seul être qu'il ait vraiment aimé: sa petite fille. Une fois déjà, il avait fait de la prison dont il était ressorti malade, sans travail et sans un ami sur terre. Depuis, ce fut une vie amère, une lutte sans espoir. Dégoûté de tout, il était prêt à se rendre. Il ne fit aucun mystère au sujet de son vol. Il avait vendu l'argenterie; quant aux couvertures, elles m'enveloppaient.

Donc Mr. Owen et lui s'en allèrent ensemble chez le juge, et la semaine précédente on l'avait condamné à trois mois d'emprisonnement. Il s'était plié assez facilement à la sentence, sachant qu'enfin il avait un ami qui le soutiendrait durant cette réclusion et qui serait là quand s'ouvriraient pour lui les portes de la prison. Mr. Owen avait promis de lui écrire chaque semaine, de lui faire une visite une fois par mois — et dès maintenant, il s'était mis en quête d'un bon patron et d'une occupation convenable pour son protégé.

Silencieux, nous pensions à l'enfant indésiré se débattant solitaire, à l'homme sans ami, affamé, vagabondant dans les montagnes, au prisonnier dans sa cellule et peut-être que chacun de nous eut un élan de reconnaissance envers Dieu pour tout l'amour et la sécurité dont ll avait pourvu si généreusement nos existences. Je regardais autour de moi ces enfants joyeux et en bonne santé, l'excellente nourriture que nous mangions, les chauds vêtements que nous portions, le soleil pénétrant à flots par la fenêtre qui colorait cet après-midi, et je me demandais pourquoi il nous avait été tant donné. Soudain Blodwen, lorgnant la pendule, voulut savoir si oui ou non elle devait préparer un souper. Chacun proposa d'allonger le goûter. Et ce fut à moi de narrer ce qui m'était advenu; cela n'impressionna pas moins l'auditoire.

Je crois que nous aurions conversé toute la nuit si Mrs. Owen ne s'était brusquement levée, prétendant que je restais trop longtemps debout pour la première journée et que je devais aller immédiatement au lit. Tous m'accompagnèrent jusqu'au bas de l'escalier, curieux de voir comment je le monterais avec mon plâtre. Cette vision de visages roses et rieurs, me souhaitant une bonne nuit, couronna cette journée. Lorsque j'atteignis ma chambre à coucher, je ressentis alors combien j'étais fatiguée. Avec quel contentement je me laissai tomber sur mon lit!

Mrs. Owen m'aida à me déshabiller, puis courut à la cuisine me préparer une boisson chaude. C'était merveilleux d'être de nouveau dans ma chambrette et de savoir qu'en m'éveillant le matin, je verrais par la croisée les hêtres jaunissants et Janine dormant près de moi. Et de nouveau l'inquiétude assaillit mon cœur: «Si je devais laisser tout cela pour vivre à Londres?». Non, non je ne quitterais pas ma nouvelle famille, ici était mon home et Mammy assurait que je pouvais choisir. J'avais l'occasion de mettre dès à présent les choses au point.

Mrs. Owen s'assit sur mon lit pendant que je buvais mon chocolat et je plongeai directement dans le sujet.

Tantie, dis-je à brûle-pourpoint, je voudrais ne plus retourner à Londres. J'aimerais rester ici et Fêter Noël avec vous, puis reprendre l'école avec Jan. Pouvez-vous le dire à Mammy parce qu'elle dit que je peux faire comme je veux, et qu'elle viendrait souvent me rendre visite?

Mrs. Owen parut très troublée et cela me surprit car cette solution me semblait toute simple.

Je ne peux le lui dire, fit-elle. Si réellement tu veux rester, tu dois lui en parler toi-même. Il est certain que nous aimerions tous te garder parmi nous, car tu nous manquerais beaucoup; mais vois-tu, tu es tout ce que possède ta mère. As-tu jamais songé à ce que serait sa solitude sans toi?

Je ne soufflai mot. Je n'avais guère envisagé son côté à elle. Mon bonheur m'importait bien davantage.

Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de nous décider ce soir, conclut calmement Tantie. Il nous faut y réfléchir. Mais n'oublie pas ton verset. Le Seigneur a son plan tout tracé pour toi. Prie-le de t'indiquer très clairement où il te conduit. Il est indispensable de marcher dans son chemin pour éprouver une plénitude de joie.

Après m'avoir embrassée, elle se retira. Cachant ma tête dans mon oreiller, je fis ma prière. Mais je ne demandai pas que me soit montré le sentier de la Vie. Je dis: «Seigneur je t'en prie, oh! je t'en prie, permets que je reste ici parce que je ne pourrais jamais être heureuse à Londres».

Les teintes s'adoucissaient par ce temps d'automne et mes forces revenaient étonnamment vite. Au début d'octobre on supprima mon plâtre et je fus capable de suivre l'école. Les hêtres brunissaient et se doraient sur la pente de la colline, et avec les feuilles tombées d'un beau brun-rougeâtre nous nous battions et nous ensevelissions les uns les autres sous leur amoncellement. Les baies noires avaient mûri sur les ronces écarlates et nous passions le samedi après-midi à dévaliser les haies. Blodwen fit des kilos de gelée de mûres et Philip collectionna fruits et baies pour son musée.

Enfin je pus grimper la colline pour aller voir Olivia. J'attendais toujours avec impatience ces rendez-vous, car un grand changement se produisait en elle. Un soir, alors que nous étions au camping, elle avait supplié Jésus de lui pardonner, de l'accepter pour son enfant, d'habiter son cœur. Depuis lors, il lui apprenait que le vrai bonheur consiste à rendre les autres heureux et à donner au lieu de recevoir. Et jour après jour elle menait un courageux combat contre plaintes et égoïsme, obtenait des victoires sur sa mauvaise humeur et ne se prenait plus en pitié. Elle travaillait assidûment à ses leçons, avait appris à tricoter et pensait constamment à ce qu'elle pourrait faire pour celui-ci ou celui-là. Mr. Owen allait souvent la voir, l'intéressant à la paroisse, et elle se mit à tricoter des chaussons pour les bébés et à écrire de petites lettres et des versets bibliques pour des personnes malades ou affligées. Sa mère se réjouissait de cette transformation et supposait, à ma surprise, que je n'y étais pas étrangère.

Par un doux et clair après-midi d'octobre, installée sur l'appui de sa fenêtre, je causais avec Olivia. Les parterres étaient une floraison d'asters et de chrysanthèmes et le petit cerisier contre le mur flambait comme une lampe. Le soir approchait. Il était temps que je regagne le Presbytère.

Élaine, s'interrompit subitement Olivia, quand pars-tu pour Londres chez ta mère?

La vieille peur fit cogner mon cœur, car novembre était à la porte et Mammy rentrerait sous peu. Mais sûrement tout irait bien; après tout, n'avait-elle pas dit que je pouvais agir â mon gré?

— Je ne pars pas, répondis-je. Mammy me laisse choisir et je choisis de rester au Presbytère. Je ne pourrais pas être heureuse à Londres.

Les clairs yeux d'Olivia, qui parfois voyaient bien plus de choses que je ne l'aurais voulu, pleins d'une stupéfaction dédaigneuse, se plantèrent dans les miens.

— Je suis indignée! s'exclama-t-elle. Tu m'as enseigné que si j'appartenais au Sauveur je pouvais être heureuse malgré mes jambes paralysées, et je l'ai cru. Et voici que tu prétends maintenant que tu ne peux pas être heureuse à Londres. Des jambes malades, c'est bien pire que Londres!

Je me sentis fouettée par ces paroles, et n'eus rien à leur opposer. J'essayai cependant de trouver une excuse.

— Si je vais à Londres, qui me parlera de Jésus? bégayai-je. Ma mère n'en sait pas long sur la Bible.

La mienne non plus, rétorqua fermement Olivia. Mais elle est joliment soulagée que je ne pique plus de colères, et je lui ai confié que c'est parce que je connais Jésus. Elle se rend compte que la Bible est un très bon livre et elle le lit avec moi. C'est égal, Élaine, j'espère quand même que tu ne t'en iras pas. Quel vide me ferait ton départ!

— Je ne suis pas encore tout à fait décidée, dis-je, en me levant.

Une vague de pensées inhabituelles envahit mon cerveau, et je compris que je devais me retirer pour y mettre de l'ordre. Je pris rapidement congé d'Olivia, mais n'allai pas à la maison. Je fis route vers le haut pâturage des agneaux et m'assis sur les racines d'un hêtre géant. Le menton dans les mains, je contemplais le paysage, respirant les vivifiantes senteurs de cette transparente soirée d'octobre: celle des feuilles mourantes, celle de la terre fraîchement retournée et l'odeur âcre de la fumée qui s'élevait en spirales bleues devant les fermes.

Je pouvais voir très loin. Juste au-dessous de moi s'étendaient les bois dorés et au-delà les champs bruns, labourés.

Mr. Jones allait et venait à la croupe de ses chevaux, les encourageant de la voix. Il creusait le dernier sillon et les goélands le suivaient en poussant leurs cris perçants. À distance se déployait le ruban opale de la mer et le ciel pâle du soir. C'était mon pays, l'immense et fertile pays qui m'était devenu si cher. Comment pourrais-je l'abandonner?

Je me tournai. Derrière moi les lointaines collines s'estompaient dans le déclin du jour. Au flanc de l'une d'elles je pouvais distinguer un petit sentier isolé zigzaguant à l'assaut des rochers et se faufilant sous les mélèzes jaunis. Il semblait monter tout droit vers le sommet de la crête à la rencontre du soleil couchant. Et tout ce que j'avais appris concernant mon verset illumina soudain mon esprit. «Tu me feras connaître le sentier de la vie...» — le sentier dont Jésus a tracé le plan pour moi. «En ta présence», marchant main dans la main le long du sentier avec Jésus, «il y a plénitude de joie», et je crus entendre le ton méprisant d'Olivia disant: «Et tu prétends que tu ne peux pas être heureuse à Londres!»

«Seigneur Jésus, implorai-je, montre-moi le sentier. Je désire réellement savoir quel il est.»

Alors que j'étais là, guettant une réponse, je me mis à penser à ma mère, jolie, intelligente et capable qui voyageait jusqu'en France, qui donnait des réceptions, qui s'envolait en avion et qui avait l'air de toujours savoir ce qu'il fallait faire. Pourtant à l'hôpital, comme elle était effrayée! Je me remémorais son visage torturé et ce drôle de sentiment que j'avais d'avoir une maman perdue dans le brouillard et à qui je devais tendre la main pour la conduire en lieu sûr. Elle n'avait personne d'autre. Chacun des Owen avait quelqu'un, Mammy n'avait que moi.

Je regardai de nouveau le sentier. La lumière s'atténuait et je ne voyais plus où se dirigeait le soleil; mais la paix du crépuscule s'établissait. Bientôt apparaîtraient les étoiles. Un petit sentier solitaire serpentait jusqu'à la ligne du ciel, et au-delà les hautes montagnes...

Je me détournai et en boitillant je descendis la colline. À travers les champs où s'étiraient les ombres, je vis deux silhouettes s'avancer vers moi. Mrs. Owen était sortie en hâte à ma recherche, la grassouillette petite Lucy trottant à ses côtés. Nous nous rejoignîmes sous le premier hêtre et je glissai ma main dans celle de Tantie.

— J'ai une lettre de ta mère, Élaine, m'annonça-t-elle, un peu hésitante. Elle viendra te voir samedi pour discuter avec toi. Je levai les yeux vers Mrs. Owen, le regard résolu.

— Bien, dis-je. Je suis contente qu'elle vienne. Je rentrerai à Londres à la fin du trimestre pour demeurer avec elle.

Il y eut un moment de silence. Peut-être Mrs. Owen attendait-elle que je m'explique. Mais j'avais dit tout ce que j'avais à dire.

— Le Seigneur, t'a-t-Il montré le chemin à suivre? demanda-t-elle enfin, tendrement.

Je fis un geste d'affirmation.

Alors tu trouveras la plénitude de joie.

Elle se pencha pour soulever Lucy. Devant nous, les fenêtres du Presbytère brillaient de leur éclat chaud et accueillant.

Fin