Le premier amour, l'amour fraternel et la vérité (suite)

Henri Rossier

Le premier amour et l'amour fraternel

Commençons notre examen par l'amour fraternel, que l'on propose comme point de ralliement des enfants de Dieu. Il est dès l'abord de toute importance de retenir, quelque précieux que soit l'amour fraternel, qu'il n'est pas le «premier amour». Ce dernier, si délicieux à rencontrer, dans la Parole, au sein de l'église naissante de Thessalonique, n'est pas l'amour des chrétiens entre eux, mais l'amour pour Christ, ou, plus exactement, l'amour de Christ, connu, goûté, réalisé dans le cœur des croyants. En effet, le premier amour, comme l'aimant, n'est pas mesuré par la faible aimantation donnée à l'aiguille de la boussole, mais par le pôle magnétique qui la lui communique. Cet amour est versé par le Saint Esprit dans le cœur de ceux qui ont cru. Alors la grâce les rassemble autour de Christ en dehors du monde. En 1 Thessaloniciens 1, à la suite de la conversion de ces premiers chrétiens, l'amour de Christ les avait réunis, et s'était tellement emparé de leurs cœurs que toute leur activité en découlait, comme un cours d'eau découle de sa source. Ainsi leur œuvre de foi, leur travail d'amour et leur patience d'espérance, avaient pour unique point de départ «notre Seigneur Jésus Christ», et chacune de ces trois branches de leur activité sortait pour ainsi dire de ce tronc unique. Leur foi s'attachait à Christ; leur travail pour leurs frères et pour tous les hommes était accompli pour Christ; leurs regards se portaient en haut, attirés par l'amour de Christ, et ils attendaient patiemment leur Sauveur.

Tel est le premier amour. L'épître de Paul aux Éphésiens nous en offre un second exemple. Si, plus tard, dans l'Apocalypse, on voit qu'ils l'avaient abandonné, c'est qu'il avait d'abord existé parmi eux. Paul nous le montre dans sa fleur et son épanouissement chez les chrétiens d'Éphèse. Cette épître est remplie de la personne adorable du Seigneur et de la place privilégiée que nous avons en lui devant Dieu. Quand elle nous exhorte à l'amour fraternel, et même à l'amour dans les relations naturelles établies de Dieu, elle dit: «Marchez dans l'amour, comme aussi le Christ, nous a aimés» et «Maris, aimez vos propres femmes, comme aussi le Christ a aimé l'Assemblée». Quand, dans l'Apocalypse, Éphèse avait abandonné le premier amour, les fruits persistaient encore; par exemple, la peine que l'on se donne pour les frères n'avait pas disparu, mais l'activité chrétienne avait remplacé dans les cœurs l'amour de Christ. C'est pourquoi le jugement de l'assemblée était à la porte. Notons qu'il s'agit, dans l'Apocalypse, non pas tant d'une église locale, que de l'Église, maison de Dieu, en général, de l'Assemblée dont tous les chrétiens font partie. Ce premier amour est perdu, et ne se retrouvera jamais comme caractérisant l'ensemble de l'Église responsable. Celle-ci n'a plus à attendre que le jugement, et sera vomie, à la fin, de la bouche du Seigneur.

Ce qui caractérise donc la perte du premier amour chez les chrétiens, c'est que, malgré leur activité apparente, le Seigneur n'occupe plus la première place dans leur cœur. Ils ont laissé d'autres intérêts s'en emparer, et Jésus est relégué au second rang. La mondanité sous tous ses aspects, les formes ecclésiastiques, l'orgueil spirituel qui se pare des dons spirituels comme s'ils étaient des qualités personnelles — que sais-je encore, car la liste en serait longue — y ont usurpé la place de Christ. Bien plus, au moment où nous avons laissé un intérêt quelconque, ou les considérations de la vie pratique même la plus correcte — et nous ne parlons pas ici de choses mauvaises en elles-mêmes — remplacer Christ dans nos cœurs, la faillite du premier amour est déjà prononcée. Il peut même arriver, car le cœur est désespérément malin, que l'amour fraternel serve de prétexte pour usurper la place du premier amour, c'est-à-dire de Christ lui-même. On a vu des chrétiens souffrir que le nom de Christ soit blasphémé, plutôt que de rompre avec les blasphémateurs et d'abandonner à leur égard ce qu'on appelait «l'amour fraternel». Dans le moment même où cela avait lieu, le premier amour était abandonné, et l'amour fraternel, qu'on avait pensé pouvoir séparer de l'amour de Christ, n'avait plus de réalité quand il était pesé dans la balance du sanctuaire. L'exemple que nous venons de citer a plutôt trait à l'assemblée locale qu'à l'Église comme corps. Il est arrivé, en effet, dans le cours de l'histoire de l'Église, que le premier amour, ayant été perdu par l'Assemblée comme un tout, pour n'être jamais retrouvé par elle, s'est manifesté d'une manière touchante dans un cadre restreint, où l'unité du corps de Christ était proclamée par le rassemblement des saints autour de lui. Il est inutile de mentionner à ce sujet les chrétiens qui se rassemblaient en France de cette manière, aux premiers débuts de la Réformation, puis les frères moraves à leur origine, puis d'autres qui vinrent ensuite avec plus de lumières. Parmi tous ceux-là, le premier amour s'est reproduit localement, comme cela avait eu lieu une fois pour l'ensemble de la chrétienté. Mais, comme ensemble ou en détail, le monde (et c'est la tendance habituelle) s'introduisit dans l'Assemblée et le premier amour fut abandonné. Il en est toujours ainsi dans l'histoire du peuple de Dieu, qu'il s'agisse d'Israël ou de l'Église.

Nous venons de mentionner Israël. Rien n'est plus touchant que de voir la description de son premier amour dans le prophète Jérémie (2:1-3): «Je me souviens de toi, de la grâce de ta jeunesse, de l'amour de tes fiançailles, quand tu marchais après moi dans le désert, dans un pays non semé. Israël était saint à l'Éternel, les prémices de ses fruits.» Le Berger d'Israël, son Sauveur, son vrai mari, était devant les yeux de l'Épouse juive. Elle marchait après lui dans le désert, où il n'y avait aucun attrait pour son cœur; elle n'avait que Lui seul; elle était aveugle à tout autre objet, sainte, et séparée, pour lui plaire, de toute autre affection que la sienne. Que lui importait le «pays non semé»? Elle était tirée après son Seigneur par des cordeaux d'amour (Jérémie 31:3). Mais que se passa-t-il ensuite? Dix tribus sont infidèles et établissent leurs faux dieux à côté de l'Éternel. Le premier amour n'est plus. Dieu ôte leur lampe de son lieu, et elles disparaissent de la scène. Juda reste encore, déjà corrompu dans son ensemble, mais Dieu qui trouve ses délices à considérer le bien, y voit encore «de bonnes choses» (2 Chroniques 12:12). Pour ranimer ces restes défaillants, il produit des réveils. Ces réveils, comme nous l'avons vu précédemment, ont toujours lieu en même temps que la réalisation de l'unité du peuple de Dieu. Un réveil est le premier amour retrouvé localement, et aussitôt l'unité du peuple est reconnue.

Mais bientôt les ténèbres s'étendent, de plus en plus, sur Israël; et, comme nous le savons, elles atteignent à la croix leur point culminant. Mais Jésus ressuscite, et l'Esprit Saint est envoyé du ciel. Par lui l'unité du corps de Christ est réalisée pour la première fois sur la terre, et le premier amour l'accompagne. Avec l'Église, cette grande parenthèse dans les voies de Dieu, toute l'histoire recommence; mais dès le début, Satan est à l'œuvre pour faire perdre de vue à l'Assemblée, Christ, son seul objet. Quand il y a réussi pour l'ensemble, on voit encore le premier amour retrouvé dans ce que nous appellerions des églises de résidus. Telle Philadelphie, tel même le noyau de Philadelphie, ces «autres» (Apocalypse 2:24), cachés encore à Thyatire. Quand partout ailleurs le premier amour est perdu, il se retrouve là. Et, remarquons-le tout de suite, trois choses inséparables se rencontrent à Philadelphie. D'abord la personne de Christ — le Saint et le Véritable, celui qui a la clé de David (en qui se concentre toute autorité) — est seule devant les yeux de cette église; elle l'attend, lui. C'est le premier amour. Ensuite, la vérité, le caractère de Christ, révélé dans sa parole, est gardée. Enfin, l'amour fraternel est exprimé pour ainsi dire dans le nom même de Philadelphie1. Puis à cet état succède celui de Laodicée, dont je n'ai pas à faire le triste tableau.

1 Philadelphie signifie amour des frères.

Que reste-t-il donc? Sans doute Dieu peut provoquer de nouveaux réveils, et combien de fois ne l'a-t-il pas fait? —car, notons le bien, les trois dernières églises de l'Apocalypse sont non seulement successives, mais aussi contemporaines, et les réveils peuvent s'y présenter plusieurs fois. Cependant, même quand ces réveils n'auraient pas lieu, le premier amour peut subsister individuellement, être maintenu et retrouvé. L'apôtre Paul, dans toute sa carrière, nous en offre l'exemple. Ce premier amour, il ne l'a jamais perdu. Il pouvait dire: «pour moi, vivre c'est Christ», et encore: «L'amour du Christ nous étreint». Et tout à la fin de sa carrière, il dit: «J'ai achevé la course». Il avait marché sur les traces de Christ, qui était son seul objet, et il pouvait dire: «Soyez tous ensemble mes imitateurs, frères, et portez vos regards sur ceux qui marchent ainsi suivant le modèle que vous avez en nous». De ce premier amour découlait son amour pour ses frères et ses soins constants pour eux. Aussi pouvait-il dire: «Vous vous souvenez, frères, notre peine et de notre labeur» (1 Thessaloniciens 2:9; cf. 1:3) et: «Comme une nourrice chérit ses propres enfants» (2:7).

Ah! chers frères, si, comme l'apôtre, nous réalisons individuellement le premier amour, si Christ est notre tout, si nous ne lui préférons rien, pas même les liens les plus chers dans nos familles ou dans nos relations avec les enfants de Dieu, nous nous retrouverons bien vite ensemble sur le vrai terrain, ne fût-ce que quelques-uns, réunis dans l'unité du corps de Christ, pour le servir et le glorifier dans l'amour fraternel. «Qui ai-je dans les cieux? Et je n'ai eu de plaisir sur la terre qu'en toi» (Psaumes 73:25).

 

Après avoir évité la confusion entre le premier amour et l'amour fraternel, voyons maintenant ce qui caractérise ce dernier.

En premier lieu, l'amour fraternel, quand il est vrai, découle toujours, comme nous l'avons dit plus haut, du premier amour. Là où celui-ci est abandonné, que ce soit dans l'Église universelle, ou dans une assemblée locale, ou dans un pauvre résidu au milieu de la ruine générale, l'amour fraternel a perdu son vrai caractère. Mais à quoi peut-on reconnaître que l'amour fraternel est vrai? À trois signes faciles à saisir:

  1. Sa source est en Christ.
  2. Il est inséparable de l'obéissance.
  3. Il est inséparable de la vérité.

Le premier signe du vrai amour fraternel

Le premier de ces signes, nous venons de le dire, c'est qu'il ne soit pas séparé de l'amour de Christ. Cet amour est un commandement. Remarquez ce mot. Dans la première épître de Jean, il diffère de ce qui est appelé les commandements. Ces derniers sont l'expression de la volonté de Dieu et de Christ contenue dans les Écritures, volonté à laquelle nous sommes tenus d'obéir. Le commandement est le principe de la vie de Christ en nous, ce qui la dirige, ce à quoi cette vie obéit, parce qu'elle a autorité sur nous. — Ainsi, le commandement de Dieu, son premier principe (1 Jean 3:23), c'est la foi au nom de son Fils Jésus Christ. La vie éternelle est inséparable de la foi en Christ; la première nécessité de cette vie est de croire en lui (5:13). Sans la foi, point de vie; sans la vie, point de foi. — Et le second principe de cette vie, c'est l'amour fraternel: «c'est ici son commandement, que nous croyions au nom de son Fils Jésus Christ et que nous nous aimions l'un l'autre, selon qu'il nous en a donné le commandement. (3:23). L'amour fraternel est un commandement parce qu'il découle nécessairement de la vie, quand nous la possédons, et de l'amour qui appartient à cette vie. «Voyez», dit l'apôtre, «de quel amour le Père nous a fait don» — quelle nature il nous a communiquée — «que nous soyons appelés enfants de Dieu» (3:1). D'une part, nous sommes les objets de l'amour divin, mais d'autre part, cet amour est aussi un don, il est versé dans nos cœurs par le Saint Esprit; il nous appartient, pour ainsi dire; et s'il nous appartient, il doit se répandre sur tous ceux que Dieu aime. Donc l'amour fraternel est l'expression de la vie divine, de la nouvelle nature en nous, au même titre que la foi (voyez aussi 4:21). Au chapitre 5, verset 1, nous voyons la manière dont toutes ces choses se lient: «Quiconque croit que Jésus est le Christ, est né de Dieu; et quiconque aime celui qui a engendré, aime aussi celui qui est engendré de lui.» Ainsi, être né de Dieu, croire, aimer Dieu, aimer ceux qui sont engendrés de lui, forme un tout inséparable; c'est le vrai caractère chrétien.

Quant à l'amour fraternel, c'est à la fois un commandement ancien et un commandement nouveau: ancien parce que nous avons vu en Christ, et possédé dès le commencement, l'amour de Christ pour nous, le motif dirigeant de toute sa vie; nouveau, ce qui est vrai, non seulement en lui, mais en nous, depuis que nous possédons la vie de Christ, une nature nouvelle et le Saint Esprit qui en est la puissance. «Je vous donne», dit le Seigneur, la nuit même où il fut livré, «un commandement nouveau, que vous vous aimiez l'un l'autre; comme je vous ai aimés, que vous aussi vous vous aimiez l'un l'autre» (Jean 13:34; 15:13; 1 Jean 2:7, 8). La nature que nous possédons en Christ est capable d'amour et nous sommes exhortés à nous conduire d'après cette nature. Cette conduite ne peut être réalisée que lorsqu'elle découle de sa source qui est l'amour du Père et du Fils (Jean 15:9; 1 Jean 5:1; Éphésiens 5:2, 25).

En 1 Thessaloniciens 4:9, les saints n'avaient pas besoin que l'apôtre leur écrivît au sujet de l'amour fraternel, car ils étaient enseignés de Dieu à s'aimer les uns les autres. On ne peut pratiquer l'amour fraternel qu'en le connaissant en Christ — «Par ceci nous avons connu l'amour, c'est que lui a laissé sa vie pour nous; et nous, nous devons laisser nos vies pour les frères» (1 Jean 3:16) — ou en le connaissant en Dieu (1 Jean 4:7, 8). En outre, l'amour fraternel trouve toujours sa source et son aliment dans l'union des membres du corps avec la Tête, et ne peut en être séparé. C'est ce que nous trouvons exprimé d'une manière si merveilleuse, au point de vue de la famille d'Israël, dans le Psaume 133: «Voici, qu'il est bon et qu'il est agréable que des frères habitent unis ensemble! C'est comme l'huile précieuse, répandue sur la tête, qui descendait sur la barbe, la barbe d'Aaron, qui descendait sur le bord de ses vêtements.» Les chrétiens ont, selon l'apôtre Pierre, à ajouter «à l'affection fraternelle, l'amour», ultime chaînon de cette chaîne d'or qui commence à la foi et aboutit en Dieu.

Après ce que nous venons de dire, nous ne pouvons que citer quelques-uns des passages innombrables où l'amour fraternel nous est recommandé: Romains 13:8; Jean 15:12; 1 Jean 3:16; 4:7, 11, 12; 2 Jean 5; 1 Pierre 4:8; Hébreux 13:1, etc.

Disons encore, au sujet du premier signe auquel on peut reconnaître l'amour fraternel, qu'on se fait souvent de grandes illusions sur la vraie nature de cet amour. Des chrétiens peuvent nourrir de bons sentiments les uns envers les autres, montrer de la disposition à se secourir mutuellement, fruit, soit d'une générosité naturelle, soit d'un sentiment de solidarité nationale ou de famille. Ils peuvent faire preuve d'un esprit aimable, de courtoisie, de douceur et de support envers les autres, choses agréables et reconnues du Seigneur lui-même. Or tout cela n'a rien à faire avec l'amour fraternel, mais avec l'amour du prochain. De tels sentiments diffèrent peu de ce qui se passe habituellement dans le monde, où l'on rencontre une foule d'associations utiles, basées sur des liens de fraternité humaine, de générosité, de philanthropie, mais qui n'ont aucun rapport avec la vie de Dieu dans le cœur. De telles associations sont même capables de réaliser de grandes choses au point de vue de l'utilité générale et aux yeux du monde, mais restent stériles aux yeux de Dieu. Ne donnons pas à ces sentiments le nom d'amour fraternel. Ils en sont l'apparence, souvent décevante pour nous-mêmes, toujours trompeuse pour les hommes, quand ils ont affaire à un Dieu qui ne se contente pas d'apparences, mais veut des réalités.

À suivre