Ruth

Henri Rossier

Chapitre 1er

Les événements du livre de Ruth se déroulent au milieu des tristes circonstances qui caractérisaient le gouvernement des Juges, et cependant il n’y a rien de commun entre le courant des pensées de ce récit et de celui qui le précède. Le livre des Juges nous décrit la ruine d’Israël livré à sa responsabilité, ruine irrémédiable, malgré les tendres soins de la miséricorde divine qui cherchait à restaurer le peuple et souvent même le restaura partiellement. En contraste avec la sécheresse et la stérilité des voies de l’homme infidèle dans le livre des Juges, celui de Ruth est plein de rafraîchissement. On y trouve les «ruisseaux, les sources et les eaux profondes», dont parle Moïse; il est frais comme un lever d’aurore. Tout y respire la grâce, et nulle fausse note n’interrompt cette délicieuse harmonie. C’est une oasis verdoyante dans le désert, une idylle pure au milieu de la sombre histoire d’Israël. Quand nous méditons ce petit livre de quatre chapitres, il prend pour nos âmes des proportions infinies. La scène n’a pas changé, et pourtant on dirait que les sentiments et les affections du ciel sont venus élire domicile sur la terre. On a peine à comprendre que ce pays, témoin de tant de guerres, d’infamies et d’idolâtries abominables, fût à la même époque le théâtre d’événements dont la simplicité nous reporte aux temps bénis des patriarches.

Cela s’explique. Depuis la chute, deux histoires se côtoient, celle de la responsabilité de l’homme avec ses conséquences, et celle des conseils et des promesses de Dieu, avec la manière dont il les accomplira malgré tout. Or c’est la grâce. Il ne peut être question que d’elle, quand il s’agit de conseils et de promesses divines, car la responsabilité de l’homme ne peut les atteindre, sa culpabilité ne saurait les changer, une scène de ruine est incapable de les entraver, et Dieu tance Satan lui-même quand il cherche à s’opposer à leur cours (Zach. 3:12). À mesure que le mal s’étend, l’histoire de la grâce se développe d’une manière grandissante et marche irrésistible, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le but qu’elle s’est proposé. Elle a le cœur de Dieu pour point de départ, pour centre la personne du Seigneur Jésus. Elle aboutit enfin à la gloire excellente du second homme et aux bénédictions que nous partagerons avec lui. Voilà pourquoi le livre de Ruth se termine par la mention prophétique de Celui qui est la racine et la postérité de David, du Rédempteur glorieux, promis à Israël.

Mais si Ruth est un livre de grâce, il est nécessairement aussi un livre de foi. La grâce ne peut aller sans cette dernière, car c’est la foi qui la saisit et se l’approprie, qui s’attache aux promesses divines et au peuple des promesses, qui trouve enfin ses délices dans Celui qui en est le porteur et l’héritier. Tel est le caractère merveilleux des pages que nous allons considérer.

«Et il arriva, dans les jours où les juges jugeaient, qu’il y eut une famine dans le pays» (v. 1). Ces paroles marquent les circonstances spéciales de la scène. Nous sommes aux jours des juges, dans la terre d’Israël, mais c’est la famine, un temps où les voies providentielles de Dieu s’exercent en jugement contre son peuple. «Et un homme s’en alla de Bethléhem de Juda, pour séjourner aux champs de Moab, lui et sa femme et ses deux fils». Bethléhem, la ville qui sera le lieu d’origine terrestre du Messie (Michée 5:2) et aura le privilège de voir resplendir, à son lever, l’astre attendu d’Israël, ne contemple aux jours de Naomi que l’indigence et le dénuement absolu de l’homme. La main qui avait soutenu le peuple s’était retirée, et tout lui manquait. Cette vérité, développée dans le livre des Juges, celui de Ruth ne fait que la constater, mais en y ajoutant, aux v. 2 à 5, certains faits importants.

Pendant ces jours de ruine, et sous les voies de Dieu en châtiment, Élimélec, nom caractéristique qui signifie «Dieu, le roi», s’expatrie avec Naomi, «Mes délices», et ses enfants. Sous le gouvernement divin, ils cherchent un refuge parmi les gentils. Au milieu de cette désolation, Naomi est encore, malgré tout, liée à son mari et à ses enfants. Son nom n’a pas changé et elle le porte encore, malgré la ruine. Mais Élimélec, Dieu le roi, meurt, et Naomi reste veuve. Par leur alliance avec la nation idolâtre de Moab, ses fils se profanent et meurent. En apparence, la race d’Élimélec est éteinte sans espoir de postérité, et «Mes délices» en deuil et désormais stérile, est plongée dans l’amertume.

«Et Naomi se leva, elle et ses belles-filles, et s’en revint des champs de Moab; car elle avait entendu dire, au pays de Moab, que l’Éternel avait visité son peuple pour leur donner du pain. Et elle partit du lieu où elle était, et ses deux belles-filles avec elle; et elles se mirent en chemin pour retourner dans le pays de Juda» (v. 6, 7). À la nouvelle que l’Éternel usait de grâce envers son peuple, Naomi se lève et se met en route pour rentrer dans son pays. L’état d’Israël n’avait pas changé, mais Dieu lui-même avait mis fin à ces jours de jugement providentiel qui s’étaient abattus sur la nation, et cette pauvre veuve, courbée sous le fardeau de l’affliction, pouvait espérer des jours meilleurs. La grâce, telle est donc, nous l’avons dit, la note première et dominante du livre de Ruth. Toutes les bénédictions qu’il contient dépendent du fait que Dieu «avait visité son peuple pour leur donner du pain». Par cette expression bien connue, l’Ancien Testament caractérise les bienfaits apportés à Israël par le Messie. «Je bénirai abondamment ses vivres, je rassasierai de pain ses pauvres» (Ps. 132:15). Ah! si la nation l’eût voulu, ces biens eussent été sa portion permanente, quand le Christ fut venu au milieu d’elle, multipliant les pains aux 5 000 et aux 4 000 hommes!

Les belles-filles de Naomi l’accompagnent, mues par la pensée d’aller avec elle vers son peuple (v. 10). Mais cette bonne intention ne suffit pas, car pour se trouver en rapport avec la grâce, il ne faut rien moins que la foi. La conduite d’Orpa et de Ruth illustre ce principe. En apparence, elles ne diffèrent en rien l’une de l’autre. Toutes deux partent avec Naomi et marchent avec elle, lui prouvant ainsi leur attachement. L’affection d’Orpa ne manque point de réalité: elle pleure, rien qu’à la pensée de quitter sa belle-mère; pleine de sympathie, elle verse encore beaucoup de larmes en la quittant. Orpa, la Moabite, aime aussi le peuple de Naomi: «Elles lui dirent: ... nous retournerons avec toi vers ton peuple». Mais on peut avoir un caractère très aimable sans la foi. C’est la foi qui creuse un abîme entre ces deux femmes si semblables sous tant de rapports. Le cœur naturel, aux prises avec des impossibilités, recule, tandis que la foi s’en nourrit et y accroît ses forces. Orpa renonce à un chemin sans issue. Que pouvait lui offrir Naomi? Ruinée, frappée de Dieu et remplie d’amertume, avait-elle encore des fils dans son sein pour donner des maris à ses belles-filles? Orpa baise sa belle-mère et retourne vers son peuple et vers ses dieux (v. 15). Voilà enfin le secret du cœur naturel dévoilé. Il peut s’attacher au peuple de Dieu sans lui appartenir. Une femme comme Naomi est bien digne d’éveiller des sympathies, mais ce n’est pas là le signe de la foi. Celle-ci, tout d’abord, nous sépare des idoles, nous fait quitter nos dieux, et nous tourne vers le vrai Dieu. Tel avait été le premier pas des Thessaloniciens dans le chemin de la foi (1 Thess. 1:9). Orpa, au contraire, se détourne de Naomi et du Dieu d’Israël, pour retourner à son peuple et à ses dieux. Aux prises avec la difficulté, elle se montre incapable d’en soutenir l’épreuve. Elle s’en va pleurant, mais elle s’en va, pareille à ce jeune homme aimable qui partait tout triste, ne pouvant se résoudre à se séparer de ses biens pour suivre un Maître pauvre et méprisé.

Tout autre est le cas de Ruth. Précieuse foi, pleine de certitude, de résolution, de décision! Comme elle voit clairement son but! Aucune objection ne peut l’ébranler. Elle écoute Naomi, mais sa conviction est faite, car elle ne connaît qu’un chemin qui, pour elle, est le chemin nécessaire. Que deviennent les impossibilités de la nature, devant les nécessités de la foi? Ruth ne se laisse arrêter ni par l’impossibilité d’un mari, ni même par la main de l’Éternel étendue contre sa belle-mère, et ne voit dans les obstacles qui s’accumulent que des raisons nouvelles pour ne pas abandonner son objet. Naomi est tout pour Ruth, et Ruth s’attache à Naomi. «Ne me prie pas de te laisser, pour que je m’en retourne d’avec toi; car où tu iras, j’irai, et où tu demeureras, je demeurerai: ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras, je mourrai et j’y serai enterrée. Ainsi me fasse l’Éternel, et ainsi il y ajoute, si la mort seule ne me sépare de toi!» (v. 16, 17). Accompagner Naomi, marcher, demeurer, mourir avec celle qui, pour Ruth, est le seul lien possible avec Dieu et son peuple, tel est le désir de cette femme de foi. Mais ses pensées vont plus loin qu’une simple association: elle s’identifie avec le peuple, quel que soit son état, pour appartenir ainsi au Dieu d’Israël, au vrai Dieu qui ne change pas: «Ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu». Ayant tourné le dos à Moab et à ses idoles, elle appartient désormais à de nouveaux objets. Sans possibilité de séparation, elle s’identifie avec eux; que la mort survienne, elle est impuissante à briser de tels liens. Voyez ici Dieu et la foi qui se rencontrent, s’entendent et s’associent. Comme ce récit nous fait bien comprendre que la foi est l’unique moyen de mettre l’homme pécheur en rapport avec Dieu! Semblable à Ruth s’attachant à Naomi, la foi s’attache au Médiateur, objet des conseils de Dieu, qui seul peut lui donner une relation assurée avec le vrai Dieu, une position inébranlable devant lui.

Précieux, touchant voyage que celui de ces deux femmes affligées remontant à Bethléhem! Naomi s’en était allée riche et comblée, et s’en revenait à vide. Y avait-il une désolation comparable à la sienne? Privée de son mari et de ses deux fils, trop vieille pour être à un mari, sans espoir humain d’héritier, vraie image d’Israël, tout était fini pour elle du côté de la nature et de la loi. Bien plus, la main de l’Éternel était étendue contre elle, et le Tout-Puissant lui-même, qui paraissait devoir être le soutien de sa foi, la remplissait d’amertume sous le poids de son châtiment. Elle avait échangé son nom «Mes délices», contre celui de «Mara», parce que le Dieu d’Israël l’avait abattue et que le Dieu d’Abraham l’avait affligée. Ruth, sa compagne, comme elle veuve et sans enfants, mais qui n’avait jamais enfanté, et de plus une étrangère, fille d’un peuple maudit, n’avait point connu les bénédictions passées d’Israël et ne possédait aucun droit à ses promesses. Elles vont ensemble, l’une reconnaissant pleinement son état et la main qui s’appesantit sur elle, l’autre n’ayant d’autres liens avec Dieu que sa foi et Naomi. Leur chemin est hérissé de difficultés, mais elles voient resplendir une étoile qui les guide. La grâce a lui; Dieu a visité son peuple pour leur donner du pain. Elles rentrent ensemble à Bethléhem au commencement de la moisson des orges, arrivant ainsi sur le lieu de la bénédiction au moment même où elle est dispensée. C’est là qu’elles vont trouver Boaz!

Les lecteurs, quelque peu familiers avec la prophétie, ne peuvent manquer de voir dans toute cette scène un tableau de l’histoire passée d’Israël et des voies futures de l’Éternel envers lui. Bien qu’il eût été chassé parmi les gentils pour son infidélité, certains liens pouvaient subsister encore entre le peuple et Dieu. L’Éternel n’avait-il pas dit par leur prophète: «Bien que je les aie éloignés parmi les nations, et bien que je les aie dispersés par les pays, toutefois je leur serai comme un petit sanctuaire dans les pays où ils sont venus» (Ézéch. 11:16). Mais leur Élimélec est mort; le seul chef de la famille d’Israël, Christ, le Messie, a été retranché; alors la nation est devenue comme une veuve privée d’enfants et stérile au milieu des gentils. Mais quand il reconnaît et accepte le jugement de Dieu sur lui et boit dans l’humiliation cette coupe d’amertume, voici que l’aube d’un jour nouveau se lève pour ce pauvre peuple. L’ancien Israël de Dieu, objet, dans sa «vieillesse toute blanche», des voies de l’Éternel à l’étranger, se met en route dans l’amertume de son âme pour retrouver les bénédictions de la grâce. Avec lui se lève un Israël nouveau, un Lo-Ammi qui n’était «pas son peuple», mais qui, trouvant son germe en Ruth, revient, pauvre résidu, des champs de Moab pour redevenir le «peuple de Dieu». Il nous est montré sous la figure d’une étrangère, parce que, sur le pied de la loi, il n’a aucun droit aux promesses, et que de nouveaux principes, la grâce et la foi, le mettent en rapport avec l’Éternel. Sur ce pied-là, Dieu le reconnaît comme son peuple et lui donne une place d’honneur suprême en l’associant à la gloire de David et du Messie. Du terrain stérile est sortie une source rafraîchissante qui n’attendait, pour se montrer, que le moment où tout espoir humain était perdu. Cette fontaine devient une eau courante, un fleuve large et profond, le fleuve de la grâce divine, qui porte Israël jusqu’à l’Océan des bénédictions messianiques et millénaires!